Une mise en page qui permet une lecture plus aérée et peut-être plus intelligible.
Art. Extrait de
http://avistodenas.over-blog.com/
Il m'a encore été donné de contempler, à demi-mort de respect, l'urinoir de Marcel Duchamp. Nous avons connu le déconstructivisme derridien, le compressionnisme césaréen, le détournisme ducampien, l'éphémérisme christoien, le tutti-quantisme Avistodénien...
Ah je sais, il paraît que la peinture n'a plus rien à donner, qu'il faut aujourd'hui pour faire de l'art détourner des objets de la société de consommation afin d'exprimer le grand vide de nos âmes tristes.
J'ai moi aussi trouvé mon objet d'art détourné personnel. Je veux dire que nul sans doute n'a le même à la maison. Le mien m'a été offert. Offert ! Quand on sait que ces objets d'art coûtent la peau des fesses... Le généreux donateur qui m'a fait présent de cet objet n'a même pas exigé de moi que je le fisse figurer dans un musée mais promis, à ma mort, (laissez-moi en profiter un peu quand même), c'est là qu'il poursuivra sa mission.
Cet objet d'art – veuillez mesdames et messieurs vous essuyer les pieds sur le paillasson disposé devant lui à cet effet – au cas où vous ne l'auriez pas identifié, est un authentique casque français de la première guerre mondiale, avant que les casques de GI ne l'eussent relégué au rang de relique de notre archéologie mentale.
Il est bleu salopette qui a beaucoup servi, c'est à dire délavé à l'extrême au point que l'on se demande s'il s'agit d'un bleu gris ou un gris bleu ou même un gris gris. Il porte sur le dessus une sorte de crête métallique qui servait peut-être à effrayer l'ennemi, mais j'en doute. Enfin c'est un casque qui ne fait pas très sérieux mais pour l'époque, quand même, il devait bien résister à la balafre d'un sabre.
Mais qu'à donc de si particulier ce casque – pour être considéré par moi comme oeuvre d'art – qui ne pourrait pas même servir d'urinoir à Duchamp vu qu'il est troué ? Eh bien justement c'est qu'il a un trou ! Et là, ça devient inquiétant. Oui, notre âme inquiète commence à se douter qu'il y a de l'art làessous. Car un casque n'est sûrement pas fait pour être troué. Et c'est un trou de balle. Comment ça grossier ! C'est un vrai trou de balle ! Je sais tout de même faire la différence entre un trou de balle et un trou de balle.
Oh je vous vois venir : ce n'est pas parce qu'un casque a un trou de balle qu'il est une oeuvre d'art. Il faut qu'il ait été détourné de sa fonction première, pour être une oeuvre d'art. Comme par exemple les roues de charrette montées en portail d'entrée d'une coquette demeure. Un casque troué n'est pas détourné de sa fonction première qui était précisément de protéger des balles. Sans doute, sans doute, mais pas d'en être troué.
Car si mon casque est troué, imaginez ce qui est arrivé à son propriétaire. Si ça se trouve, c'est par ce trou de balle que s'est enfuie sa dernière pensée. Mais je vous vois derechef revenir à la charge avec vos doutes sur l'authenticité de l'oeuvre, ô hommes de peu de foi : « Oncques on ne vit une pensée passer par un trou de balle ». Mais précisément, par celui-là, oui. L'objet est bel et bien détourné non pas tant en ce qu'il soit troué mais en ce qu'une pensée soit passée par ce trou. Si vous êtes capables de me montrer un trou de balle par lequel soit passée une pensée, je veux bien vous admettre qu'il s'agit d'une oeuvre d'art. Mais faudra le prouver. Qu'une pensée soit effectivement passée par ce trou de balle précis. Car enfin les pensées ne sont pas censées passer exactement par un trou de balle quel qu'il soit, aussi haut ce dernier soit-il porté. Sauf celui-ci : par où voudriez-vous donc qu'elle se soit enfuie, sinon par le seul trou à sa disposition bien sûr.
Qu'a donc bien pu penser notre malheureux fantassin lorsqu'il s'est pris ce trou de balle supplémentaire, celui dont justement il n'avait pas besoin : « Zut, un frelon vient de me piquer ? ». Ou plus probablement : « Ca fait longtemps que je n'ai pas vu une femme tiens, à ma prochaine perm...oups, je ne verrai plus de femmes, aaaargh... ?». Ou encore : « Chère femme, j'ai bien reçu ton colis, paf ! » Comme quoi les femmes sont toujours présentes dans la pensée des hommes. Ou bien encore, s'il a récolté ce trou au casque en montant à l'assaut : "Maman, fais que le mec d'en face soit une panouille de la gâchette"...
Vous pouvez en imaginer, des pensées, formulées ou silencieuses, qui aient pu passer par ce trou de balle, mais une seule est la bonne ( tout comme la balle d'ailleurs), vu qu'on ne pense qu'une chose à la fois et justement la difficulté de l'oeuvre d'art, c'est de ne pas savoir laquelle...Mystère de l'oeuvre d'art. C'est cet instant unique qui constitue l'oeuvre d'art. Mon casque est donc un objet unique et ce qui est rare est cher. D'autant plus cher qu'il n'est pas à vendre. Vendre quelque chose qu'on vous a donné, ou que vous avez eu gratuitement, ça porte malheur. Et du malheur, j'en ai pas besoin.
On va également essayer de la falsifier, mon oeuvre d'art. C'est tentant. On va voir des mecs se mettre en quête de vieux casques et y décharger leurs winchesters sauf qu'étant vides, je veux dire vu qu'il n'y a personne dans ces casques, nulle pensée ne peut s'en échapper. Enfin au cas où, méfiez-vous quand même des types qui vous proposeraient de mettre un casque de la première guerre mondiale sur la tête pour vous prendre en photo.
Le seul truc qui me gêne, avec cette oeuvre d'art, c'est que si je la visite trop souvent, elle finit par me miner le moral. Et mon moral, j'en ai besoin pour faire tout ce que j'ai à faire. Car si je me mets à trop penser, je ne fais plus rien. Surtout si je pense à la dernière pensée passée par un trou de balle. A côté, l'urinoir de Marcel Duchamp ne donne pas grand chose à penser. En tous cas rien d'aussi vertigineux que cette pensée...oui enfin bref, j'ai donc signé le casque, et l'ai intitulé : "Dernière pensée"...
C'est mieux...