de : Le travail, la maladie et la mort, de Tolstoï. Extrait du recueil : ce qu'il faut de terre à l'homme. )
Ceci est une légende des âges lointains.
Aux temps les plus reculés, Dieu avait créé les hommes de façon à ce qu'ils n'eussent pas à travailler pour vivre, puissent se passer de gîte, de vêtements ou de nourriture, et tous vivaient ainsi jusqu'à cent ans sans connaître la maladie.
Après un certain laps de temps, Dieu s'enquit de ce qui se passait sur la terre. Et voici ce qu'il vit : Les hommes, au lieu de vivre en parfait accord, se querellaient entre eux parce que chacun ne songeait qu'à lui-même.
Aussi l'existence leur était devenue tellement intolérable que tous la maudissaient.
"La cause provient de leur égoïsme", se dit alors Dieu.
Afin que cette situation cessât, Dieu arrangea les choses de façon à ce que personne ne put vivre sans travailler. Pour ne pas souffrir de faim et de froid, les hommes étaient tenus de labourer la terre, de la cultiver, de récolter les graines et les fruits, de construire des habitations.
"Le travail les unira, pensa Dieu. Un homme livré à lui-même ne saurait tout faire : abattre les arbres, les transporter, puis s'en servir pour construire sa maison ; isolé, il ne saurait fabriquer des outils, semer, moissonner, filer, tisser, coudre des vêtements. Il sera donc bien obligé de se rendre compte de la nécessité de vivre en bon accord avec ses semblables, car plus les hommes travailleront en commun, plus ils produiront et, par suite, plus heureuse sera leur existence. Ainsi le travail sera pour eux une source d'union."
Quelques temps après, Dieu revient pour se rendre compte si les hommes étaient maintenant heureux de leur nouvelle façon de vivre. Or, leur existence était devenue plus malheureuse qu'auparavant.
Ils travaillaient bien par équipes - car ils ne pouvaient faire autrement - mais non en commun, c'est-àire solidairement. Chaque équipe s'efforçait de dépouiller l'autre du fruit de son travail, et, usant leur temps et leurs forces à des luttes continuelles, toutes rendaient le labeur commun presque improductif en empoisonnant ainsi l'existence de tout le monde.
Voyant que le moyen employé n'avait produit aucun effet, Dieu s'avisa d'un autre stratagème : les hommes devaient désormais ignorer le terme précis de leur vie, et pouvaient mourir à tout instant. Il prit la peine de les en instruire.
"Ainsi, songeait Dieu, sachant que chacun d'eux peut mourir à toute heure, les hommes n'auront plus, en raison du caractère éphémère de leur existence, aucun motif de nourrir la haine les uns pour les autres, ni de passer en de vains soucis leurs heures incertaines."
Mails il en fut autrement.
Lorsque Dieu revint sur la terre, il s'aperçut que la situation ne s'était en aucune façon améliorée.
Les plus forts, profitant de ce que leurs congénères pouvaient mourir à tout moment, avaient asservi les plus faibles en mettant à mort quelques-uns d'entre eux et en terrorisant les autres.
La vie sociale s'organisait donc de telle façon que les forts et leurs descendants passaient leur temps dans l'oisiveté et, partant, dans l'ennui, tandis que les faibles s'exténuaient de travail et souffraient de n'avoir plus aucun repos. Les uns et les autres se témoignaient dans leurs rapports communs une crainte et une haine réciproques.
La vie des hommes était donc devenue plus malheureuse que jamais.
Pour remédier à cet état de choses, Dieu résolut d'employer un dernier moyen : il chargea l'homme de toutes sortes de maladies;
Dieu s'imagine qu'étant tous exposés aux maladies, les hommes comprendraient que les gens en bonne santé devaient avoir pitié des malades, leur venir en aide, afin d'obtenir en retour, quand ils ne seraient plus bien portants, une assistance analogue.
Mais lorsque Dieu descendit à nouveau sur la terre, il ne tarda pas à s'apercevoir que, depuis le temps où tous étaient touchés par le mal, leur existence était devenue plus pénible encore.
Les maux qui, dans la pensée de Dieu, auraient dû unir les hommes dans un sentiment unanime de commisération, n'avaient fait que les éloigner davantage les uns des autres. Ceux qui obligeaient les autres à travailler pour eux les forçaient en même temps à être leurs gardes-malades, ce qui dispensaient les plus forts de prendre soin personnellement des malades.
Ceux qui étaient contraints de travailler pour leurs maîtres et de les soigner étaient tellement absorbés et exténués de fatigue qu'ils n'avaient plus le loisir de s'occuper de leurs propres malades, parents ou amis, et ceui demeuraient abandonnés à leur malheureux sort.
Enfin, la plupart des maladies étant jugées contagieuses, les hommes, dans la crainte de la propagation du mal, fuyaient non seulement les malades, mais jusqu'à ceux qui se trouvaient en contact avec eux.
Cette fois, Dieu se dit :
"Puisque ce dernier moyen n'a pas réussi plus que les autres à montrer aux hommes la voie qui conduit au bonheur, à eux de la chercher désormais au prix de leurs souffrances."
Demeurés seuls, les hommes vécurent pendant un long espace de temps sans parvenir à comprendre qu'ils pouvaient et devaient être heureux. Ce n'est que tout récemment que certains d'entre eux ont commencé à s'apercevoir de ce fait que le travail, au lieu d'être un épouvantail pour les uns et un bagne pour les autres, pouvait être au contraire une joie pour tous, unissant les hommes dans une même oeuvre productive.
Etant donné que la mort peut nous surprendre à tout instant, d'aucuns ont compris de même que l'unique conduite à tenir ici-bas, c'est de vivre les années, les heures ou les minutes qui nous sont mesurées, dans un esprit de concorde et d'affection mutuelle afin d'atteindre la suprême joie.