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il y a 10 ans
Poète, résistant, communiste, Avrom Sutzkever a rendu compte de la destruction et de la résistance du ghetto de Wilno à partir de 1941. Son journal et ses poèmes, écrits sur le moment ou plus tard, sont l’œuvre d’un « témoin capital » de la catastrophe.
Avrom Sutzkever (1913-2010), dont on fête cette année le centenaire de la naissance, est connu comme l’un des poètes yiddish les plus importants du XXe siècle. Mais il fut aussi, pendant la Seconde Guerre mondiale, un acteur de la vie juive à Vilnius et une figure exemplaire à plusieurs titres. Membre de la FPO, Organisation unie de la résistance du ghetto de Wilno (nom de la ville choisi par le traducteur Gilles Rozier) et des Papir brigade qui organisèrent le sauvetage des collections d’une partie du YIVO et de plusieurs lieux [1], il combattit à la fois pour la communauté juive de la ville et pour sa culture. Survivant miraculé, il devint ensuite un « témoin capital » [2] de la catastrophe.
Ce journal, comme l’explique Annette Wieviorka dans la préface, a été originalement écrit pour faire partie du Livre noir, qui devait servir à dénoncer les crimes nazis commis en territoire soviétique [3]. Conçu par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman dans le cadre du Comité juif antifasciste fondé en 1942, le Livre noir fut finalement interdit par la censure stalinienne en 1947 et ne fut alors pas publié. Le journal de Sutzkever a été rédigé à Moscou, où le poète avait pu se réfugier après la libération de Wilno, en 1944-1945. À la suite de l’abandon du Livre noir, Sutzkever publia son journal successivement dans plusieurs pays : à Paris, au landmanshaft des originaires de Vilnius en 1946, aux éditions Der Emes (La vérité) à Moscou la même année et, enfin, aux éditions IKUF de Buenos Aires l’année suivante. Si la première de ces éditions témoigne d’un ancrage identitaire, les deux autres marquent bien, comme déjà ses liens avec Ehrenbourg qui lui avait commandé le journal, l’appartenance de Sutzkever aux cercles communistes [4].
Les crimes et la résistance dans le ghetto de Wilno
Comme beaucoup de documents de cette époque, produits dans des circonstances similaires, il s’agit d’un journal rédigé a posteriori, très peu de temps après les événements. Divisé en quatre parties, portant successivement sur le début de l&rsquocupation allemande, la mise en place du ghetto, l’organisation de la Résistance et l’extermination, il suit à la fois une progression chronologique et thématique.
Mêlant témoignage de première main – le souci du sort de sa mère constitue un fil rouge du récit – et épisodes rapportés, Sutzkever y relate les grandes étapes de la persécution des Juifs à Wilno : le journal commence le 22 juin 1941, lors de l’invasion allemande. Presque aussitôt, de nombreux Juifs sont expédiés à la prison de Lukishki et exécutés, en même temps que les premières ordonnances font leurs apparitions et qu’une propagande anti-juive investit les journaux. Le port de l’étoile, « un brassard bleu comportant une étoile de David blanche » [5], est rendu obligatoire le 8 juillet. Sutzkever, comme la plupart des Juifs, se cache pour échapper à ceux qu’on appelle les khapunes, les « captureurs » et qui ont envahi la ville.
Le même mois, le 31 août, ont lieu les premières exécutions dans les fosses de Ponar rapportées à travers les propos d’un survivant. Le ghetto est mis en place à partir d&rsquotobre ; l’auteur rend compte des humiliations commises par les allemands et leurs collaborateurs locaux, en même temps que des stratégies de survie des Juifs et des siennes propres pour avoir un logement – ses changements de cachette rythment le récit – de la nourriture, des vêtements, et même un accès à la culture.
Sutzkever relate enfin la liquidation du ghetto et le sort de ceux qui restaient et furent déportés à Majdanek ou dans des camps de Lettonie. Entremêlant les voix de tiers, il explique de façon détaillée comment les cadavres du ghetto et des camps alentours furent brûlés à Ponar. Sutzkever, qui était resté caché dans la forêt des alentours de Wilno, avec d’autres membres de la Résistance, se rend lui-même sur les lieux le 18 juillet 1944 et décrit l’horreur sur les lieux d’un des pires massacres de la catastrophe, où lui-même a perdu ses proches, avant de retourner dans « sa » ville en ruines [6].
La participation de Sutzkever aux moments clés de cette histoire rend son témoignage exceptionnel : proche des plus grands intellectuels de Wilno (à l’instar de Prilutski, fondateur du parti folkiste et grand linguiste du yiddish, ou encore de Haïm Grade, écrivain et poète, membre avec Sutzkever du mouvement d’avant-garde littéraire Young Vilné avant la guerre), il rend compte des structures mises en place par la communauté juive dans le ghetto : création d’un système éducatif, d’une structure d’entraide et d’une Assemblée constituante de l’Union des écrivains et des artistes du ghetto de Wilno, créée en 1942, dans laquelle il siégeait. Ce rôle officiel, lié à son engagement communiste et à ses liens avec le régime soviétique, lui sera ensuite reproché par certains. S’il contribua à le sauver, cet engagement explique aussi certains silences ou partis pris du journal (sur le rôle des organisations non communistes, notamment), liés sans doute plus aux circonstances de sa rédaction qu’aux convictions profondes du poète.
Alors que les nazis pillaient les richesses culturelles de la ville, Sutzkever prit part au sauvetage d’une partie des livres les plus précieux, ainsi que d’archives clandestines exfiltrées du ghetto, sous le nom de Papir brigade, avec le poète Shmerke Kaczerginski, qui faisait également partie avant la guerre de Young Vilné et sera son camarade dans la résistance armée. L’importance de cette tâche, comparable par certains aspects à celle réalisée par Emmanuel Ringelblum et le collectif Oyneg Shabes dans le ghetto de Varsovie, confère d’autant plus de valeur à ce journal que, contrairement à ce qu’il advint à Varsovie, il existe peu de documents sur l’histoire du ghetto de Wilno.
Parallèlement, le rôle de Sutzkever dans la résistance du ghetto – la FPO, puis la brigade Nekome-nemer, avec laquelle il participa à la libération de la ville le 13 juillet 1944 – donne lieu à une description détaillée de l’organisation de celle-ci et de ses principaux membres, disparus pour la plupart, auxquels le poète rend hommage. Différentes lettres et documents sont reproduits, dont les paroles de l’hymne des partisans, qui deviendra après-guerre le chant emblématique de la communauté yiddish en diaspora, permettant ainsi d’en retracer l’origine [7].
La poésie, planche de salut
Sutzkever a survécu en se cachant dans le ghetto, puis en échappant plusieurs fois miraculeusement à la mort, avant de se cacher dans la forêt avec les partisans. Durant toute cette période, il n’a cessé d’écrire de la poésie : « La survie d’Avrom Sutzkever est indissociable de son identité de poète » [8], explique Gilles Rozier, traducteur de cette édition, dans sa préface. Sutzkever raconte dans son journal comment il a sauvé son poème Sibir (Sibérie) [9] au moment de l’entrée au ghetto, écrit le cycle « Visage aux marais » dans une cachette, ainsi que de très nombreux autres poèmes dont il a pris soin d’assurer la sauvegarde. Indissociablement, le rapport à la langue yiddish, langue d’écriture de la poésie et du journal, est au fondement de son identité et de son appartenance à une communauté, comme un rempart face à « la langue qui a souillé l’Europe » [10].
Le journal et les poèmes sur le ghetto, écrits sur le moment ou plus tard, « constituent ainsi deux monuments littéraires qui se répondent » [11]. Ces témoignages auraient dû être parachevés par un autre : Sutzkever, conscient de sa position unique de poète yiddish rescapé [12], a voulu témoigner dans cette langue au procès de Nuremberg, où il avait également été recommandé par Ehrenbourg. Cela lui fut refusé, et c’est finalement toute la suite de son œuvre poétique qui semble réaliser ce souhait. Après la guerre, le poète s’est, après un bref passage par Paris, installé en Israël où il vécut jusqu’à sa mort et où il fit rayonner la culture yiddish, notamment à travers la revue « Di Goldene keyt », qu’il fonda et dirigea jusqu’en 1995.
À l’intérieur du nombre abondant de publication d’ouvrages et de témoignages sur le génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, un regain d’intérêt spécifique pour le sort des Juifs d’Europe centrale et orientale semble s’esquisser, en particulier pour les écrits en yiddish ou portant sur cette histoire. Les récentes publications du roman de Leib Rochman [13] et de l’essai de Samuel Kassow sur les archives du ghetto de Varsovie [14], qui ont tous deux rencontré un écho publique et critique plus large que celui du cercle des spécialistes, en sont des signes tangibles.
La publication de ce journal s’inscrit dans un tel sillage. Par l’envergure de son auteur et la qualité de son appareil critique, qui permet de le recontextualiser, Le Ghetto de Wilno constitue un document fascinant à la fois pour l’historien et le grand public.
par Judith Lindenberg , le 23 janvier
http://www.laviedesidees.fr/Sutzkever-le-poete-temoin.html