Si « l’infidélité » a déjà été étudiée en France1, ce n’était pas encore le cas des relations extraconjugales durables et clandestines : c’est à cet objet que s’intéresse Marie-Carmen Garcia, qui se penche plus précisément dans cet ouvrage sur le « développement d’une relation intime durable et intense comprenant des rapports sexuels (…), à l’insu du ou de la partenaire officiel·le, dans le cadre d’unions hétérosexuelles stabilisées et fondées sur l’exigence d’exclusivité amoureuse » (p. 71). Ces relations extraconjugales (le terme permettant d’éviter la connotation morale de celui « d’infidélité ») peuvent se nouer avec des personnes elles aussi en couple, ou bien avec des célibataires (ce dernier cas concernant plutôt les hommes mariés, qui fréquentent donc des femmes célibataires). L’introduction et le premier chapitre mettent en évidence la spécificité de ce « fait social ». Une spécificité académique d’abord, dans la mesure où il s’agit d’un objet peu légitime, qui nécessite souvent d’être dissimulé sous des thématiques plus reconnues, comme la conjugalité, les socialisations secondaires ou encore les relations entre hommes et femmes. Une spécificité historique et sociale ensuite, bien mise en évidence par l’auteure : penser l’extraconjugalité durable nécessite de s’interroger sur la norme que celle-ci transgresse, une norme construite et située, qui définit la « fidélité » (pas simplement sexuelle) comme une obligation, et le couple ainsi que la famille comme un « lieu d’épanouissement personnel et affectif des individus » (p. 34). Ancrant son propos dans une analyse genrée des relations extraconjugales, l’auteure revient aussi sur la norme de « l’égalité dans la différence » (c’est-àire des droits égaux mais une place différente dans la société) qui prévaut aujourd’hui dans les couples hétérosexuels, et que l’extraconjugalité contribue selon elle à déstabiliser.
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Cette enquête s’appuie sur différents types de données. Elle se fonde d’abord sur vingt-trois récits de vie (quatorze femmes et neuf hommes, de 42 à 90 ans) et des échanges téléphoniques ou par courriels avec des personnes de catégories intermédiaires ou supérieures entretenant ou ayant entretenu une relation extraconjugale. Les enquêté·e·s ont été recruté·e·s via le réseau de l’auteure ou via des blogs, et six blogs sur le sujet ont d’ailleurs été analysés (environ 300 billets). Enfin, ce sont les témoignages postés au cours d’une année entière sur le site « Marié mais disponible » qui ont été analysés. Ces différents récits sont distillés tout au long de l’ouvrage, rendant celui-ci très agréable à lire, et trois d’entre eux sont reproduits de manière plus extensive en annexe, sous la forme de « parcours » non commentés. Marie-Carmen Garcia souligne par ailleurs la difficulté d’une telle enquête, nécessitant de nouer des relations de confiance approfondie, et qui implique donc une remise en cause de la prétendue « neutralité » de l’enquêtrice.
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L’auteure s’interroge en premier lieu sur la manière dont on « devient double » (chapitre II ; et ce même si une seule relation existe socialement), autrement dit sur les socialisations secondaires à l’extraconjugalité. Marie-Carmen Garcia monte que si, étonnamment, peu d’éléments relevant de la socialisation primaire semblent pertinents, la socialisation secondaire (les parcours conjugaux et amoureux) peut expliquer le développement d’une seconde relation. Ainsi, parmi les deux personnes qui s’engagent dans une telle relation au moins l’un·e des deux a souvent déjà l’expérience d’une infidélité, même si celle-ci est minorée au profit du récit de la « rencontre exceptionnelle » qui a entraîné la relation en cours. Prendre en compte les parcours des individus, non pas de manière linéaire mais avec leurs particularités, permet ainsi de mieux rendre compte des déterminants du phénomène étudié. L’auteure montre que les individus cultivent souvent une « fidélité dans l’infidélité », en brossant par exemple un portrait très positif de leur conjoint·e. Elle souligne aussi la dimension contraignante de la relation extraconjugale, aussi bien moralement – dans une société où le mensonge est mal vu – qu’en termes d’organisation. C’est d’autant plus le cas que les enquêté·e·s recourent rarement à l’aide d’un tiers ; mais l’auteure montre bien que la catégorie sociale de recrutement de ses enquêté·e·s leur permet de relativiser ces contraintes (possession d’un appartement secondaire, possibilité de se retrouver au restaurant, etc.). Une autre dimension, celle de l’âge auquel se développent ces relations, est également interrogée : distinguant hommes et femmes, Marie-Carmen Garcia montre que ce phénomène, qualifié de « crise du milieu de vie », revêt en fait des significations différentes, en lien avec la peur de la fin de la vie sexuelle pour les premiers, et avec la possibilité de commencer une nouvelle vie conjugale pour les secondes.
2 Comme le fait l’auteure, on utilisera ici le terme sans connotation négative ni positive.
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Approfondissant l’analyse du côté des hommes, Marie-Carmen Garcia revient ensuite sur le « double standard sexuel des bourgeois du XIXe siècle », qui établissait la distinction entre épouses et maîtresses2, entre les femmes respectables et les autres. Elle montre qu’il existe de manière diffuse dans toute la société, orientant aussi bien les représentations des hommes (qui attendent de leurs maîtresses une certaine disponibilité sexuelle) que des femmes. Ainsi, les maîtresses espèrent être vues avant tout comme des femmes amoureuses, et non comme des partenaires sexuelles ; ce qu’elles expriment par exemple en demandant à faire ensemble des dîners, à aller au cinéma, etc. L’auteure souligne que cette idée de « quasi-couple », qui vaut pour la majorité des maîtresses célibataires, qui n’ont pas de partenaires durables en dehors de l’homme marié qu’elles fréquentent, ne se retrouve pas chez les quelques hommes célibataires de l’échantillon fréquentant des femmes mariées. C’est ensuite à la question du consentement féminin que s’intéresse Marie-Carmen Garcia, en soulignant que les hommes sont généralement clairs dès le début quant au fait qu’ils ne quitteront pas leurs femmes – ce qui n’empêche pas les « maîtresses » de continuer à espérer. Elle montre aussi que la volonté masculine de cantonner les maîtresses à une sphère sexuelle (par exemple en limitant – voire en interdisant – l’expression des sentiments) constitue une forme d’assujettissement de leurs partenaires, dont elles peuvent parfois tenter de se libérer en ayant des relations sexuelles avec un autre homme. L’enjeu que représente pour les femmes leur place dans le « double standard » n’est souvent pas perçu en tant que tel par les hommes, qui pensent que leurs maîtresses bénéficient d’une forme de liberté enviable, contrairement à leur épouse. Ainsi, les femmes « cultivent des jardins secrets, entre souffrance et satisfaction » tandis que les hommes « détiennent les clés des jardins dont ils délimitent le périmètre, les possibilités de transformation et surtout qu’ils ferment aux regards extérieurs » (p. 142) – même s’il existe des cas de désengagements féminins.
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Après cette focalisation sur les hommes, c’est aux femmes que s’intéresse la sociologue dans le chapitre IV, et plus précisément aux maîtresses. Elles montrent que si celles-ci rompent parfois, dans une volonté de se « désintoxiquer », les remises en couple se font au prétexte d’un « amour fou » qui permet de redessiner les contours une féminité légitime et correspondant à la norme sociale. Ce chapitre s’articule autour de l’idée que l’installation d’une relation extraconjugale durable se fait pour les femmes aux dépens de l’égalité dans le couple. Selon Marie-Carmen Garcia, il existe actuellement des « injonctions à l’égalité » dans le couple, auxquelles échappent cependant les relations extraconjugales ; celles-ci, centrées sur les dimensions affectives et sexuelles, seraient par nature rétives à ces injonctions car « la dissymétrie en amour est une affaire entendue » (p. 166 ; on peut cependant regretter que rien ne vienne soutenir ou illustrer ce constat). Les femmes seraient donc, dans l’extraconjugalité plus que dans la conjugalité, les grandes perdantes de cette dissymétrie, qui s’appuie sur l’idée d’un modèle de couple « pornographique » renvoyant à une sexualité « individualiste ». Les femmes sont en effet plus susceptibles que les hommes de faire des « sacrifices », pour atteindre finalement leur but : une mise en couple officielle, qui leur permet de bénéficier d’un statut plus valorisé. Par ailleurs, dans les situations où ce sont les femmes qui entretiennent une relation extraconjugale, la diversification des investissements affectifs et sexuels est plus difficile à soutenir pour elles qu’elle ne l’est pour les hommes – ce qui aboutit souvent à une rupture avec leur mari, pour rester cohérentes par rapport à leur socialisation de genre.
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La dernière partie se centre sur l’importance de la famille – si l’auteure a délibérément exclu de l’analyse les cas où les relations extraconjugale donnent naissance à des enfants, la famille « légitime » joue un rôle majeur et ce, en particulier pour les hommes – contrairement à ce à quoi l’on pourrait s’attendre. En effet, à l'inverse des femmes qui ont une identité « autonome », l’identité masculine est « familiale ». L’auteure développe une analyse convaincante, selon laquelle : « les femmes privilégient un double registre d’identification, celui de mère et celui de femme, alors que les hommes se définissent davantage par rapport à leur rôle de père et de partenaire conjugal » (p. 173). Être un mari et un père participe de l’élaboration d’une identité sociale masculine positive (en tant que protecteur de la famille et « chef » de celle-ci), alors que les femmes sont obligées de se détacher de leurs identités familiales pour se voir reconnues en tant que « personnes » à part entière. Cette dichotomie implique, dans les relations extraconjugales, une insistance masculine sur la volonté de ne pas détruire leur famille ; ce que les maîtresses voient comme un « prétexte ». Ce sont ainsi deux types de normes qui s’affrontent : les normes de parentalité masculines, et les normes amoureuses féminines. Par ailleurs, qu’ils soient hommes ou femmes, les infidèles valorisent généralement fortement leurs épouses/époux en tant que tel·le·s, et la famille est elle aussi décrite de manière positive, ce qui laisse transparaître la force de « l’idéologie familialiste ». En outre, les valeurs conjugales trouvent finalement aussi leur application dans le couple extraconjugal, où se recrée des divisions genrées.
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La conclusion met en avant le fait que les relations extraconjugales apparaissent comme un moyen de résoudre l’injonction contradictoire à un mariage « fondé sur un amour érotisé voué à s’éteindre et qui pourtant doit durer », dans une société qui par ailleurs valorise « les relations amoureuses passionnées, fortement érotisées, portées par une sexualité débordante » (p. 205) ; mais ce moyen a des conséquences sur le plan des rapports de genre, qui sont généralement négatives pour les femmes.Ainsi que le dit l’auteure, « les jardins secrets ne sont pas de charmants endroits où l’on s’aime en cachette » (p. 210).
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Comme l’indique Philippe Combessie dans sa préface, qui resitue avec profit l’ouvrage au sein des études sur la sexualité et le genre, c’est donc à une « pérégrination sociologique » qu’invite ici Marie-Carmen Garcia, prenant le temps de développer longuement des exemples précis (même s’il est plus question d’hommes adultères que du contraire), ce qui est toujours appréciable pour suivre un raisonnement sociologique. L’étude de cet objet permet de mettre à jour les mécanismes genrés qui sous-tendent les relations amoureuses et sexuelles, mais aussi les statuts sociaux des individus. Elle offre en outre une étude des socialisations affectives secondaires, ce qui reste trop rarement fait.
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Notes
1 Charlotte Le Van, Les quatre visages de l’infidélité en France : enquête sociologique, Paris, Payot, 2010.
2 Comme le fait l’auteure, on utilisera ici le terme sans connotation négative ni positive.
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Pour citer cet article
Référence électronique
Cécile Thomé, « Marie-Carmen Garcia, Amours clandestines. Sociologie de l’extraconjugalité durable », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, 2016, mis en ligne le 27 septembre 2016, consulté le 12 octobre 2016. URL : http://lectures.revues.org/21432