na0-le-vrai (clôturé)
il y a 5 ans
Citation de na0-le-vrai
Depuis toujours, Lapie avait rêvé d'avoir une aventure avec un Italien qui aurait eu la beauté sèche et tourmentée de Gian Maria Volonte, l'élégance nonchalante de Marcello Mastroianni, la créativité de Fellini, la culture et le raffinement de Visconti...
De temps en temps, la nuit, cet homme lui apparaissait en songe.
Leurs rencontres nocturnes prenaient parfois une tournure si précisément érotique qu'elle s'éveillait en proie à un plaisir intense et délicieux.
Elle savourait alors ce moment avant de sombrer à nouveau dans le confort d'un sommeil béat, comme ce Montaigne qui, pour en vérifier le bien-être, se faisait éveiller en pleine nuit par quelques musiciens mandés à son chevet.
Ainsi, Lapie avait-elle trompé, certaines nuits, les hommes de sa vie avec cet amant virtuel, ce sans la moindre culpabilité.
Jusqu'à présent, ses compagnonnages successifs ne l'avaient guère comblée.
Bertrand était fiable, solide, mais elle avait fini par s'ennuyer.
Pierre ? Son successeur ?
Il était drôle, cultivé, entreprenant en différents domaines, trop auprès des femmes.
Malgré ses déboires amoureux, son naturel épicurien la poussait à repartir, toujours avec optimisme et curiosité, vers de nouvelles aventures...
L'Italie était son réconfort, son soleil intérieur.
Maintes fois, elle avait séjourné à Venise, en Toscane ou en Sicile, sans que jamais, son fantasme ne soit devenu réalité. Pas la plus petite ébauche de rapprochement avec un uomo transalpino.
Peut-être était-ce dû à la beauté des Italiennes, à leur féminité triomphante et sans complexe ?
Pourtant, Lapie avait une jolie silhouette, un corps pulpeux, une peau veloutée qu'on avait envie de toucher et de caresser.
Sa longue chevelure châtain, aux reflets roux, accompagnait ses mouvements vifs et souples.
Elle avait une jolie nuque, dégagée des épaules.
Sa démarche était sûre et gracieuse.
La nature l'avait ainsi faite qu'elle souriait souvent, plus souvent en tous cas, que la plupart de ses contemporains parisiens.
Un air avenant, une joie de vivre, un charme dont elle ignorait la réalité attiraient les hommes.
Mais les relations de Lapie avec ceux - ci ne duraient guère.
Ce qui les intéressait, c'était surtout de goûter ce joli fruit, de l'entamer, y planter les dents pour en éprouver le pouvoir et la résistance.
Ils cherchaient éventuellement à lui démontrer qu'elle n'avait pas autant de raisons d'être heureuse sur cette terre.
Ce comportement ne lui avait pas échappé. Il est certainement plus difficile de se forger une manière de bonheur que d'afficher une attitude cynique et un pessimisme bon teint, bon chic bon genre !
Déçus de ne pas l'avoir convertie, ces esprits chagrins se désintéressaient d'elle.
Seule l'enveloppe leur avait importé et les avait, pour un temps, écartés de leurs sombres pensées.
Ils s'étaient sentis flattés d'avoir cette jolie femme à leur bras, mais ils fuyaient un bien-être superficiel qui ne pouvait être l'apanage que d'idiots, et de petits bourgeois.
Leurs activités étaient toujours beaucoup plus importantes que sa profession : professeur de lettres dans un lycée où il était encore possible d'enseigner.
"Ce n'est pas un métier, on est tout le temps en vacances".
Ainsi que de ses quelques talents.
Elle chantait des vieux blues, des chansons françaises, des Lieder...
Elle dessinait et cousait ses propres vêtements avec un goût et une fantaisie très personnels, assemblait des étoffes chatoyantes qu'elle dénichait dans des magasins de tissus, au pied de la butte Montmartre, pour égayer l'hiver et résister à la mode, grise et misérabiliste.
Elle avait une érudition certaine dans le domaine du cinéma.
Elle ne comprenait pas pourquoi les hommes étaient si attirés par le corps féminin.
Ainsi les trouvait-elle souvent enfantins et idolâtres.
Elle avait beau ne pas être une oie blanche, elle ne pensait pas être l'objet sexuel de leurs désirs.
Cela lui avait souvent joué des tours, et donnait lieu à des quiproquos et des malentendus qui la blessaient.
Elle en devenait moins gaie.
Pierre, justement.
Leur relations avait été passionnée, orageuse.
Pierre était irrémédiablement polygame.
Rupture. Plus douloureuse qu'elle ne l'aurait cru.
Dans un premier temps, elle s'était sentie soulagée.
Sa fierté retrouvée, elle se sentait en paix avec elle-même.
Mais à la longue, le corps de Pierre lui manquait.
Leurs étreintes...
Sa tournure d'esprit... Son entrain...
Les nuits solitaires, durant lesquelles son visiteur italien, squatter assidu et attentionné, la trahissait lui aussi et s'abstenait d'apparaître, lui pesaient.
Le désir cruel troublait sa couche.
Le besoin de tendresse finissait par l'obséder.
Mais elle avait beau regarder les hommes, ils ne l'inspiraient plus.
En proie aux contradictions du corps et l'esprit, elle dormait de plus en plus mal.
La dépression guettait.
Aussi profita-t-elle d'une semaine de vacances pour partir à Florence et oublier ses soucis.
Elle y avait admiré les fresques de Bennozzo Gozzoli, Le Cortège des Mages, où défilent les jouvenceaux florentins des meilleures familles, en armes et court vêtus, sous l’œil fier et pourtant presque mutin du jeune Laurent de Médicis, le David marmoréen de Michel-Ange sur la Piazza della Signora, l'aimable Narcisse de Benvenuto Cellini au Palazzo del Bargello.
Mais, que ce soit au musée, à la terrasse des cafés, à l'hôtel, pas un échange de regards, pas la moindre amorce de conversation, pas l'ombre d'une ébauche d'idylle florentine ou de rencontre avec un Piémontais ou un Napolitain de passage !
Rien de rien.
Elle était revenue, les yeux emplis des beautés de Florence, comme si elle avait feuilleté un magazine de voyages.
Ses autres sens n'avaient pas vibré. Et ne lui restaient que des images sur papier glacé.
Dimanche.
Sur son bureau, les copies se sont amoncelées.
La passion et la mort dans "Le Rouge et le Noir", Madame de Rénal... Mathilde de la Môle...
Qu'avait-elle posé un tel sujet ?
Elle pressentait que les résultats seraient mauvais et pressentait un désastre pédagogique.
Elle vieillissait, dépositaire d'un savoir de siècles passés, d'une sensibilité qu'il était de plus en plus difficile de transmettre.
Comment expliquer des sentiments en un milieu scolaire, prônant le zapping comme mode de pensée ?
Des adolescents passionnés, révoltés, en marge ?
Oui, chez les exclus du système, ceux qui avaient la rage.
Une rage de classe, pour cause de choc des cultures et des générations, de ghettoïsation, de non avenir.
Beaucoup d'autres étaient très satisfaits d'être des clients avertis, peu enclins à exiger grand-chose d'eux-mêmes, et prêts à consommer l'école du vite ingurgité, du savoir préoupé, pré-mâché, emballé, regardant d'un air distrait des manuels qui ressemblaient à des catalogues de vente par correspondance, se gavant du prêt à porter estampillé « BAC », comme on porte des « NIKE » ou un blouson « Chevignon » !
Enfin, NIKE ! C'est quand même plus classe !
Uniformisés, normalisés, rouleau-compressés par la pub, sur-nourris de corn flakes au Nutella et de pop-corn au ketchup, nantis, avant d'avoir rien entrepris.
Rois d'une société qui les leurrait et leur proposait un mode de vie-pensée unique présenté par des bateleurs-vedettes, aussi creux que brillaient leurs paillettes, pour mieux les exploiter et leur faire croire qu'ils étaient, en tant que jeunes, acteurs du système.
Alors la littérature, la culture ?
Ce ne pouvait être, en aucun cas, à part pour quelques uns, une véritable motivation, ni une référence !
Lapie pensa aux jeunes bourgeois pleins de morgue et sûrs de la continuité de leurs privilèges, bourrés d'argent de poche par des parents jamais là pour cause de carrière et seuls ; à Paul, capable du pire comme du meilleur, à Claire, musicienne, et si fine, à Arezki, le jeune kabyle volontaire, soutenu par une foi sans faille et œuvrant comme moniteur pour les plus jeunes ainsi que pour payer ses études, à Césaire l'antillais, décontracté et toujours prêt à répondre, à
Camille, qui surmontait de lourdes opérations pour retrouver l'usage d'une jambe. Elle travaillait sans se plaindre et progressait à chaque devoir.
II y avait Alima, en butte à l'autorité paternelle, énergique, folle de théâtre et toujours enjouée, malgré ses responsabilités d'aînée de la famille.
C'était devenu un drôle de métier.
Lapie soupira.
Le soleil rieur, qui inondait d'une gaieté crue les rues de Paris, lui avait donné envie de pleurer.
Morose, elle avait pris ses copies, à tout hasard, et les Versets Sataniques de Salman Rushdie, pour changer de genre et de civilisation, afin de se rendre au Luxembourg.
Non loin du bassin, où les maquettes de voiliers tanguaient au gré des vaguelettes soulevées par la légère brise de mai, elle avait réussi à trouver deux chaises et s'était installée commodément, près d'un grenadier qu'on venait de sortir de l'orangerie, de façon à s'exposer entièrement au soleil.
Les massifs de fleurs, dégradés impressionnistes de rose et de mauve, étaient somptueux.
Et, tous d'offrir, comme elle, bras, visages et décolletés à l'astre vénéré, tandis que le pic de pollution semblait vouloir grimper au firmament.
Les promeneurs dominicaux déambulaient en famille.
Sans doute avait-elle un peu somnolé ?
Les cris perçants d'une fillette qui hurlait et menaçait de se rouler par terre, l'avait tirée de sa bienheureuse torpeur.
Elle avait alors flâné sous les feuillages d'un vert tout neuf, avant de s'installer dans un endroit plus retiré et, délaissant les copies, avait entamé le roman.
"Pour renaître, chantait Gibreel Farisha en tombant des cieux, il faut d'abord mourir..."
Elle pensa à Bertrand...
Mourir pour renaître.
Ces temps ci, elle avait beaucoup de difficultés à entrer dans un texte.
Son esprit revenait toujours à lui.
Une véritable obsession.
Impossible de me concentrer, constata-t-elle, exaspérée.
Bertrand ! Je n'en aurai donc jamais fini avec lui ?
Lis, mais lis donc, au lieu de penser à ce pervers !
Elle s'obligea à parcourir quelques paragraphes, mais éprouvait un malaise croissant.
Il lui sembla qu'on l'observait.
Effectivement, adossé au socle d'une statue, un homme de petite taille la regardait, inhalant avec délectation la fumée de sa cigarette.
Une tignasse rousse et frisée entourait son crâne chauve, disproportionné, trop volumineux pour son corps.
Il avait des membres courts.
Le costume qu'il portait était d'une coûteuse facture mais d'une discrète élégance, ce qui surprenait chez un être aussi disgracié par la nature.
Il ne manquait plus que ça !
Te voilà punie de tes pensées libidineuses ! ironisa-t-elle.
Lapie se plongea dans son livre, un œil aux aguets.
L'homme se rapprocha et s'installa dans le fauteuil de fer placé à son côté.
Une discrète odeur d'eau de toilette lui parvint.
Raffinée.
Les yeux fixés sur la page qu'elle avait déjà lue deux fois, elle tourna celle ci avec impatience.
L'homme lui adressa la parole dans un anglais pittoresque qui lui fit lever la tête.
Une peau, très blanche, constellée de taches de rousseur, un nez de boxeur, des sourcils broussailleux que la taille des ciseaux n'arrivait pas à contenir, des lèvres trop sensuelles, tout concourait à rendre le visage de l'homme d'une extrême laideur, des yeux magnifiques, d'un bleu intense et profond, tranchant avec l'ensemble tout en l'accentuant.
Cette bizarrerie désorienta Lapie qui faillit prendre la fuite.
Mais elle se retint, se trouvant stupide et peu sympathique de céder à l'effroi que lui causait cette étrange cohabitation du beau et du laid.
A ce moment, un ballon, lancé par une bande de gamins hilares, vint lui percuter la joue, lui laissant une trace cuisante.
"Envoyez, envoyez !" crièrent ils sans même s'excuser.
Furieuse, elle porta la main à l'endroit de la blessure.
Son voisin, dont les connaissances en anglais ne devaient guère dépasser les siennes, s'exclama en des mots qui semblaient être de sa langue maternelle :
"Sono stronzi !"
Italien. Il était Italien!
Modifié il y a 5 ans, le mardi 4 juin 2019 à 21:41