na0-le-vrai (clôturé)
il y a 5 ans
Il paraît que si l’on marche droit vers l’horizon, on arrive au bord d’une falaise, précipice pour certains, gardienne d’une vallée contenant la clé des nombreuses énigmes de l’existence pour les autres.
J’ai marché, longuement, regardant droit devant moi, j’ai ainsi traversé la ville, remontant la grande avenue, mais l’horizon ne parut pas se rapprocher.
Las et déçu, je suis redescendu, les yeux dérivant d’un objet à un autre dans l’ombre des vitrines, me frayant mollement un passage entre touristes égarés et autochtones affairés, jusqu’à la langueur trompeuse de la terrasse d’un bar occupant la presque totalité du trottoir.
Il y a foule !
C’est samedi.
La rue est volubile, bruyante, désordonnée.
Les passants circulent autour des tables, certains le plus naturellement, d’autres condamnés à être le centre d’intérêt du moment, la nuque raide, d’un air de dire :
« Vous me regardez… ? Normal, je le vaux bien… Mais n’insistez pas ! Je ne pourrais le supporter longtemps ! »
Ce ne sont pas toujours les plus séduisants, mais comment ne pas les remarquer !
Et ceux-là ?
Pestant contre les tables et les pieds des consommateurs alors qu’ils poussent un caddie, ou halent une ribambelle de braillards, guère motivés par la sortie hebdomadaire depuis que la boule de glace promise a fondu sous un coup de langue destructeur, ou a été projetée dans le caniveau par une gifle exaspérée, résultante d’un stress mal contenu.
J’ai terminé ma bière devenue tiède, et, ai repris ma course.
Je n’ai pas eu envie de travailler aujourd’hui.
Il a fait beau, chaud, mais je me suis réveillé tard, trop tard, laissant échapper l’impulsion de l’aube.
Réveil la tête vide, avec la seule sensation d’un événement proche.
Chose difficile à préciser…
À ne pas perdre en m’enlisant dans le bourbier du quotidien.
Cruel sentiment que le pressentiment.
Vide inquiet et avide.
Ma vieille voiture m’attend patiemment sur le parking des allées, souriante, prête à m’entraîner, paisiblement, parfois avec une certaine impatience, selon son humeur, vers la colline la plus proche.
Le ronronnement du moteur, geste rectiligne à peine dévié par les irrégularités de la route, les dernières vagues de chaleur avant que jour et nuit se confondent, que l’un prenne possession du temps.
Attendrissement. Il y a longtemps que nous cheminons ensemble, complices, bravant vents et verglas, sans le moindre heurt.
Pensées émues que le saute-vent fait tourbillonner avant de les projeter sur l’asphalte.
La route longe une combe étroite, couverte d’une herbe jaunie par la sécheresse alors que l’hiver elle est parcourue, inondée par une eau qui courre gaîment.
Elle serpente, taillée dans le rocher, accompagnée d’une voix ferrée qui n’a jamais servi, vers le plateau, le causse.
La maison d’Anicet est la première que l’on voit, entourée de vignes.
Anicet, la mémoire collective ?
Le temps ne s’arrêterait pas ?
Ne dit-on pas que le temps ne s’arrête pas ?
Mais qui peut affirmer ne pas l’avoir arrêté, un instant, un jour, une nuit, une vie ?
Anicet ne sais pas trop bien.
Peut-être a-t-il ralenti sa course ?
A l’issue d’une guerre qui l’a arraché de sa terre et, à laquelle il n’a pas trouvé de sens ?
Le temps s’arrête au présent, à l’instant.
Son présent ?
Il n’a nulle envie de voir devant, ni derrière.
Pas de spéculation sur le temps !
La vie, c’est maintenant, ce matin, ce midi, ce soir et, demain matin s’il doit agir en fonction du temps, celui de la météo.
Ce qu’il sait ?
C’est ce que la terre et ses ascendants lui ont appris, plus son sens de l’observation, son expérience et une synthèse rationnelle de l’ensemble.
Il y a un téléviseur chez Anicet, pour suivre d’un œil distrait l’actualité et la météo, rien de plus.
Et, avec un minimum de recul. Anicet a ses prévisions.
« Té, regarde les étoiles ce soir. Demain, fera bel temps ! Mes… Poria gelar lo matin… »
Ici, chez Anicet, on a l’impression que chaque chose est à sa place, immuable depuis de nombreuses années.
On se lève, mange, se couche à la même heure.
En fait, la vie d’Anicet est dehors, sur sa terre, avec ses vaches ou dans son chais.
Son heure ? C’est celle du soleil.
Anicet n’a jamais voyagé, sauf pour faire cette guerre qui a laissé une blessure en lui.
« On ne peut pas partir lorsqu’on a des bêtes.
Et puis, tu sais, je voyage sur ma colline, je vois à 15 km à la ronde.
Ça change tous les jours.
Ma vigne, c’est mes vacances, elle me parle, je lui parle.
Et puis, vous êtes arrivés, vous tous…
Vous venez de partout.
Vous n’êtes pas de la terre, vous êtes des nouveaux…
Avec chacun son histoire.»
Il n’y a pas de notion de production, de rentabilité, de gain chez Anicet.
Pour quoi faire ?
« Tout ce qu’il faut pour vivre et pas plus.
Mais !
Que ce soit bon, pas de la chimie ! »
Anicet ?
C’est une senteur d’antan.
Un cliché pour les nouveaux qui réalisent rapidement qu’il représente la mémoire collective, fragile d’une civilisation qui disparaît, que quelques irréductibles entretiennent encore.