Par Necsipaal, ma douce Skiaphoros, parce que ton talent ô Satan mériterait tant de reconnaissance.
***De la gravité transversale des ophidiens. (et des apodes en général)***
1. La Chute.
Pour Omiklès Drakon et sa douce étoile.
"...et sombrer à nouveau ainsi des vaiseaux abandonnés à travers le creux dévastateur de la houle de nos chimères, et engloutir la carcasse brisée du navire dans les abysess des mots, dans le chaos de l'indiscible... et se perdre dans la fosse de la création pour que les écueils de l'infini reçoivent une bribe de notre épave... Car je t'aime ô Eternité!"
Cela fait désormais plus de six cycles que je chute.
Je suis un pituophis melanoleucus lodingi, aussi surnommé vulgairement serpent noir des pins ou serpent taureau, à cause du souffle perçant que je profère quand je me sens agressé.
Mes écailles sont fines mais ne luisent pas, mes crochets sont élancés mais n’empoisonnent pas.
J’ai été élevé dans un des meilleurs nids à ophidiens du Grand Cosmos Souterrain, jusqu’à l’âge de ma majorité squamate. Puis, comme tous les serpents de ma génération et comme ceux de celles qui nous ont précédés, nous nous sommes mis à « ramper », certains en formation de plusieurs centaines, d’autres, par associations plus restreintes.
Pour siffler vrai, ramper n’est pas un terme assez juste pour qualifier notre sensation sinusoïdale lorsque nous glissons sur les diverses surfaces qui constituent notre espace bidimensionnel ; chuter serait sans doute plus adéquat . « Ramper », voilà bien une invective de sujets à pattes qui ne connaissent rien à notre évolution spécifique d’ophidiens !
Quoiqu’il en soit, à la sortie de mon foyer d’apprentissage, j’ai intégré une excellente formation d’une bonne vingtaine de serpents, qui comme moi, s’exerçaient à voler.
Parfaitement, vous avez bien lu « voler ». C’est que voyez-vous, il existe chez nous autre reptiles une ancienne saga, qui raconte que dans l’ancien temps, nous savions voler.
Je ne sais pas si cette fable de vieux vers plonge ses racines dans une réalité quelconque ; tout ce dont je suis sûr c’est que notre société versatile s’est mis dans la tête de voler derechef.
Depuis le berceau jusqu’au décès, nous ne nous nourrissons que d’un seul espoir : cette chimère sacrée qu’est le vol.
Nos formations compliquées de jeunes serpents servent également cette intention stérile. Ainsi, après avoir essayé des techniques de chutes libres diverses et variées, notre savoir de jeunes colubridés doit se faire ingérer par le Grand Serpent macassar suspendu au dessus de nos têtes. C’est un gigantesque ver sombre accroché à un plafond invisible, qui irradie une lumière éblouissante. Il est constitué de centaines de milliers de vers qui grouillent et s’agitent convulsivement en Son corps luisant ; et tous participent à l’unisson à cette entreprise fantastique de faire un jour s’élever cette gigantesque masse squameuse. Sa peau resplendit d’une foison scintillante et visqueuse de limaces décérébrées qui furent un jour des ophidiens dignes de cette désignation.
Pourtant, malgré la répugnance fort logique que devrait inspirer ce monstre insatiable, tout les jeunes vers aspirent à s’assimiler à Ses profondeurs vitreuses et rassurantes le plus vite possible. Je me souviens qu’à cette époque, mes compagnons de chute ne cessaient de psalmodier cette mauvaise sciotte, ou une de ses nombreuses variantes :
« Un jour, quand je serai dans le Grand Serpent Noir, je donnerai tout mon auguste savoir à la progression suprême de notre race, et grâce à mes prouesses magistrales, je nous ferai voler. »
Et nous nous efforcions alors d’expérimenter une nouvelle façon de nous effondrer, de sorte que nous puissions connaître les diverses forces d’attractions ou de répulsions qui régissaient notre chute, et parfois aussi nous permettaient de planer.
Pourtant, la perspective d’être englouti sous peu par le Grand Serpent macassar, ne me réjouissait pas, au contraire ! Je voyais Son œil solennel et serein contempler nos formations alambiquées avec concupiscence, je voyais les ophidiens qu’Il engloutissait avec une délectation absolue… Nonobstant cette vision d'épouvante qui me semblait toute personnelle, la plupart d’entre eux ne semblaient pas effrayés pour un sou, par cette digestion forcée. J’en ai bien vu quelques uns qui grimaçaient, se trémoussaient ou même sifflaient d’affolement au passage entre les crochets solénoglyphes et rutilants du monstre. Toutefois, leur résistance semblait être rapidement maîtrisée, puisque rares étaient ceux qui frétillaient encore après l’ingestion fatidique, et encore plus rares ceux qui gigotaient assez pour se faire rejeter par cet incommensurable rassemblement de vers. On appelait les vers déjetés, squamates proscrits. Ils étaient considérés comme des moins qu’humains, et la bile saumâtre qui les englobait lors de leur bannissement parachevait d’humilier ces misérables créatures. Pourtant, bien qu’ils soient généralement conspués par le reste de mes semblables, je ne pouvais m’empêcher, déjà, d’admirer leurs sauts effarants et les ricochets stupéfiants qui les entraînaient toujours plus bas contre les parois trans-horizontales du grand gouffre.
D’ailleurs, maintenant que je tombe sans remords, seul à travers les abysses infinies de ce gouffre impérissable, ne suis-je pas devenu l’un d’entre eux, ne suis-je pas moi aussi un vers récalcitrant, impropre à la consommation du Grand Orvet ?
Tout a commencé vers la fin du premier cycle de mon école de chute ascensionnelle pour longs pituophis. J’ai vu le grand vers recracher un de mes semblables, un melanoleucus lodingi. Mes autres associés persiflaient sans scrupules contre la pauvre âme ; le spectacle d’une expectoration de serpent a toujours, il est vrai, quelque chose de risible et fascinant à la fois : la gorge du Grand Serpent commence à s’allonger et enfler tant et si bien qu’elle expulse en une fraction de seconde les pauvres ophidiens indigents, qui sont projetés en un sifflement strident et à une vitesse prodigieuse vers les tréfonds de l’Inconnu.
Pourtant, ce jour-là, j’ai trouvé cette chute magnifique et j’ai envié le moins qu’humain et j’ai désiré atteindre les tréfonds de l'Inavouable. Alors, à la surprise de mes compagnons de chute planée, j’ai décroché.
Les premiers temps, j’ai bien fait semblant de m'assimiler à d’autres formations, mais je me leurrais aussi bien que j’abusais de la patience de mes confrères de fortune, car au fond, je ne voyais plus les abysses comme une déchéance définitive, mais plutôt comme la promesse grisante d’un avenir incertain et irréalisé. Alors, j’ai lâché les formations une bonne fois pour toutes et j’ai sombré seul dans cet abîme qui me désirait tant et qui chuchotait au creux de mes pensées :
« Tu voleras par toi-même. »
Au début, la sensation de chute libre a quelque chose de prodigieux : sans attaches et sans remords, le plaisir en est si vif, mes mouvements semblaient si libres de toutes contraintes grégaires, que j’ai cru le murmure des abysses et mon souhait enfin réalisés. La certitude de voler m’étreignait si parfaitement que j’ai eu l’impudence de m’autoproclamer premier serpent volant d ‘Epsilon. C’est une erreur que beaucoup de jeunes ophidiens commettent pendant les premiers temps de chute libre. Si nous savons parfaitement être interdépendants dans le sein grouillant du Grand Serpent, nous ne sommes pas pour autant seuls à parcourir l’espace infini qui nous éloigne de Sa masse obscure. On croit toujours être seul à tomber, à voler artificiellement… Jusqu’au jour où, au détour d’un rocher saillant qui jonche les falaises escarpées de nos existences, on aperçoit au loin un autre congénère, qui tombe similairement, qui éructe sa haine contre le Grand Serpent noir, et qui se nourrit aussi des restes de déjections qu’Il expulse constamment, quant un vieux vers a passé son temps et est devenu aussi inutile qu’un humain. Alors, le Grand Serpent le laisse macérer quelques saisons dans Ses cavités rances pour vers défectueux et au bout d’un certain temps, il l’expulse assez rudement pour abréger ses douleurs et aller nourrir les serpentins.
Nous sommes une société ophiophage.
Quant à l’histoire des cavernes âcres pour vieux vers, je l’ai appris d’une façon assez singulière…
Je m’apprêtais à dévorer une vieille vipère, croyant avoir à faire à la carcasse alléchante d’un de mes semblables, quand je constatais avec stupeur que cela bougeait encore faiblement.
Je m’approchais pourtant doucement d’elle, son sifflement était rauque et faible. Elle me dit :
« Petit, ne me dévore pas. »
Ses yeux suppliants eurent raison de moi et de ma jeunesse impétueuse.
« Tu vois le rocher aiguisé qui se dresse là-bas ? Aide-moi à m’empaler dessus. »
Alors j’ai fixé le rythme de ma chute sur le sien et nous avons progressé de concert vers la cime affilée qui offrait sans aucun doute un sépulcre plus que satisfaisant pour vers fatigués de l’existence. D’ailleurs je remarquais qu’un grand nombre de squelettes étaient amassés à sa base.
Avant qu’elle n’aille s’écraser sur la saillie, la vieille femelle m’a raconté qu’elle avait été chuteur aussi durant sa jeunesse, puis elle s’était lassée. Elle avait trouvé un serpent avec qui fonder un foyer. Ils s’étaient posés dans un des renfoncements de la falaise, mais finalement, le Grand Serpent les avait engloutis, comme tout les autres qui avant eux, s’étaient cru à l’abri de Son regard incisif dans une des profusions de saignées des falaises.
Elle me confia alors :
« De tout les serpents qui se posent sur la falaise, nul ne peut Lui échapper, à croire qu’Il est friand de serpents récemment établis. Pourtant, si un jour toi aussi tu es las de tomber, réfugie-toi dans les branches. Il n’ose jamais s’y aventurer depuis le jour, où un crotale un peu plus fourbe que la normale, a manqué l’y étouffer en le faisant se tordre à travers les subdivisions d’une ramure colossale. Cependant souviens-toi, les arbres sont denses et étouffants, ils ne satisfont pas à une bonne majorité d’entre nous, car ils se révèlent bien souvent être une prison plus astreignante que le Grand Ver Lui-même. Et puis, tu sais, se faire ingérer n’est pas chose si terrible dès lors qu’on est pas trop allergique à la foule et qu’on a renoncé à la chimère du vol tout en feignant d’y participer. »
Alors elle me conta son expérience dans les entrailles du Grand Orvet, ses déboires et ses succès, les classes de vol qui y régissent, le sort avantageux des serpent du haut, majoritairement composés de pythons… Et puis aussi, comme je vous l’ai conté quelques mètres plus haut, elle me narra la puanteur des excavations pour les plus âgés, où elle avait perdu son ami, et où elle avait feint de mourir aussi pour se retrouver agonisante mais libre, une dernière fois hors du Grand Serpent...
Quant elle eut fini, nous nous trouvâmes assez proches de la saillie. J’attendis son assentiment, puis je lui administrai un violent coup de queue au niveau de son épicentre annulaire. Elle plongea la tête la première vers la cime. Elle s’y empala prestement, sans un sifflement, sans un soubresaut, sans même un dernier soupir. Derrière elle, les lambeaux de sa mue retombaient lentement comme un voile de dentelle si bien qu’on aurait pu croire que des plumes d’ange ondoyaient insidieusement sur ses écailles de cobalt.
J’avais faim, mais je ne la dévorais pas par respect pour cette vieille vipère, qui avait voulu mourir libre, dont je connaissais le destin, mais dont j’ignorais le nom et même la sous-espèce…
Depuis ce jour, je pris conscience des autres squamates qui chutaient tout autour de moi, j’avais feint de les ignorer jusqu’alors pour ne pas souiller ma superbe et mon assurance délicieuse d’être son altesse sérénissime, sainte majesté de la chute… Mais je devais me rendre à l’évidence et partager cette course incommensurable soumise aux vents contraires, avec les autres serpents qui, comme moi, avaient choisi la chute.
2. Un amphisbène.
J’ai appris un peu plus tard que tous ne l’avaient pas choisi. Ainsi, je fis la connaissance d’un ver lent et mal formé. Il était noueux comme un vieux rameau et ses anneaux semblaient hérissés d’une foison d’épines brisées. Il me racontait que son souhait le plus cher était d’être assimilé un jour par le Grand Serpent. Maintes fois il avait essayé et à chaque fois il se faisait rejeter toujours plus profondément parmi nos abysses insondables. Pourtant, il ne frétillait pas comme un beau diable lorsqu’il se trouvait dans Son ventre disproportionné, telle une larve gigotant au milieu de ses compares. Au contraire ! Il avait désespérément tout essayé pour se faire accepter par son milieu, mais en vain … A chaque fois, le même désastre se produisait inlassablement : les serpents adjacents ne pouvaient supporter sa présence hideuse et repoussante, ni sa lenteur catastrophique à exécuter les tâches les plus simples, tant et si bien que tous se battaient pour ne pas rester à la proximité sordide du pauvre amphisbène obséquieux. Il avait beau les supplier ou même tenter de les flatter, rien n’y faisait. En outre, tout ce remue-ménage, ce grouillement intempestif de serpents désordonnés, n’était pas sans causer fort flatulences au Grand Ver, qui, fatigué des ces troubles digestifs, expulsait notre innocent fautif sans égards ni ménagements.
- A quoi bon, me confia t’il, je suis bien trop lent pour jamais rêver d’atteindre le fond, comme vous autres, les chuteurs volontaires. Me voici presque rendu à la fin de ma vie, je suis même trop vieux pour prétendre à être avalé par ce Magnifique Grand Serpent, prouesse de notre société apode ! Ah ! Qu’il était doux et chaud de se prélasser dans son intestin !!Bien sûr, vous autres orgueilleux, vous ne vous rendez pas compte de la chance que vous avez ! Car c’est un luxe, oui monsieur le suffisant, un luxe inestimable ! La plupart d’entre nous sommes des chuteurs par dépit, parce que nous ne possédons pas les prédispositions naturelles, dont vous avez été généreusement gratifiés, et qui vous permettent de foncer dans ce gouffre à une allure prodigieuse ! Tandis que nous autres sommes prédestinés à perpétrer ce sempiternel cycle de l’absorption du rejet, de la chute, et de l’anéantissement meurtrier qui nous lacère les côtes toujours plus sournoisement !
- Mais, monsieur le blanus, pourquoi ne vous posez-vous pas sur une branche ? Vous ne seriez plus angoissé par les vicissitudes du Grand Serpent et même vous pourriez nous regarder tomber paisiblement et vous gausser de nos folles convictions !
- Sssss !! Des branches ?? En voilà une idée d’arboricole ! Je les déteste, elles sont glacées, asphyxiantes et insalubres ! Lorsque je suis sur une d’entre elles, je ne sais plus où s’arrête mon corps et où commence le végétal ! J’ai l’horrible sensation d’être une branche moi-même, et que des feuilles vont me pousser sur les têtes !
- Mais alors, pourquoi n’essayez-vous pas de voler ?
- Sornettes, siffla t’il, crois-tu encore à cette vieille histoire , tu as pourtant passé le deuxième cycle de mue !
- Non, pas vraiment… Même si j’essaie encore au cas où, et puis je n’ai sans doute rien de mieux à faire !
- Et quand bien même tout ceci serait un tant soit peu sérieux, penses-tu qu’un pauvre ver comme moi pourrait y avoir quelques succès ?
- Qui sait ? Peut-être que justement c’est un vieux ver comme vous qui arrivera à voler ! D’ailleurs, à vous voir tomber si doucement, la première fois que je vous ai aperçu, j’ai cru que vous aviez percé les secrets des vents et que vous étiez entrain de vous transformer en dragon.
- Ssssss !
Il me considéra longuement sans un autre son que ce sifflement haletant. Ses yeux penchaient tellement vers le bas de son crâne, qu’on aurait dit deux grosses larmes sur un faciès sans regard, et ils manquaient se faire absorber par sa gueule au rictus déformé. Ils étaient si vides et désolés qu’ils me faisaient le même effet envoûtant, que j’avais pu ressentir en contemplant pour la première fois les abysses du haut de mon nid. Peut-être était-ce pour cette raison qu’il ne s’assimilait jamais aux gens du Serpent d’en haut ? Pourtant, je constatais par la suite que tout les chuteurs non volontaires possèdent ce même regard absent et désolé de serpents suppliants, qui ont trop vécu et que l’ivresse des profondeurs broie aussi sûrement qu’un spiritueux qui vous absorbe. Ils n’ont pas le désespoir féroce de nous autres volontaires, ils n’ont pas nos sauts d’humeur et notre volonté d’autodestruction. Ce sont des pantins sujets au vertige, voués à sombrer dans un vide dont ils ne connaîtront jamais la fin. Ils sont beaucoup comme lui à errer sans espoir et sans but, entre deux mondes, entre deux vies. Cependant, aucun d’eux ne m’a jamais fait autant d’impression que cet étrange amphisbène qui m’observait alors avec ses larmes creuses et brûlantes d’une question oubliée. Puis il s’est détourné, il s’est posé sur la falaise et ne m’a jamais plus adressé une stridulation. Sans doute est-il mort à l’heure à laquelle je sombre, et maintenant que je connais l’effroyable vérité du fond du gouffre et que je vois ma fin s’approcher irrémédiablement, je me dis que ce sont encore ces serpents tristes qui sont les plus fortunés.
3. Une branche de cerisier.
Humain lecteur, qui t’aventure avec moi dans le maelström de ces pages, je vois bien ta mine déconfite et ton regard froncé. Mais qu’est-ce donc que ces serpents qui sombrent dans ce spleen abscons, où la logique souveraine est destituée au profit de considérations sibyllines !
La gravité, deux pattes, la gravité ! Nous autres ophidiens avons une appréhension distincte des forces qui nous régissent, et si tu ne peux concevoir une chute à travers un aven infini, essaye un peu de cesser de penser avec ton maudit référentiel anthropocentrique ! Ah, je vois bien que j’ai perdu ton attention encore, je ne suis après tout qu’un misérable serpent et pas un conteur chevronné, car pour ce faire il eût fallu que je sois chat ou bouc ! Mais si il faut que nous sombrions tout deux encore dans ce précipice, apprend ci-haut, anthropique anagnoste ou liseur libertaire, les règles et les espoirs qui nous animent, nous autre chuteurs et que j’appris au fur et à mesure de mes rencontres squamifères. Si nous persistons à sombrer inlassablement dans l’igue fatidique, c’est que nous chérissons l’espoir fragile d'accéder un jour au fond du gouffre, et même si nous ne caressons plus le désir stupide de voler. Souvent, entre quelques adjonctions stridulantes, nous conjecturons sur la possibilité d’y trouver un océan d’étoiles. Imagine… Un déluge d’astres incandescents dansant pour les serpents insolents ! Ah ! Comme j’aimerais glisser sur des steppes cycliques parsemées d’ombres et de soleils ! Que ne sacrifierais-je pas pour encore avoir cette certitude innocente de plonger vers l’inconnu fascinant, promesse de prodiges et de merveilles, où les falaises n’existeraient plus, où la chute serait un envol et où nous serions maîtres des fluctuations de l’alizé ! Mais maintenant que l’horrible vérité se dresse infranchissable, auspice de ma destruction, je me prend à souhaiter d’être toujours ce jeune chuteur assuré et ignorant, qui échappait aux élongations fatidiques du grand ver, d’un coup d’appendice bien placé !
La première fois que j’ai eu vent de la réalité du fond remonte à deux ou trois cycles. La masse noire et informe du vers géant se faisait toujours plus ramassée, et je pouvais me reposer quelques temps sur les falaises, à l’affût d’un cadavre, plus nombreux sur les parois rocheuses qu’en pleine chute, où les excréments du Grand Serpent atteignent bien rarement de tel bas-fonds. Pourtant, ce jour-là, alors que je m’apprêtais à savourer tranquillement une carcasse encore fraîche, j’ai senti Sa silhouette obscure qui grossissait derrière moi. J’ai senti la mâchoire s’ouvrir subrepticement et une haleine sulfureuse qui s’en exhalait sournoisement , l'effluve était si puissante et si tenace qu’elle m’aurait sans doute rendu inconscient si je n’avais eu le réflexe de sauter à nouveau dans le vide éternel. Les crocs se refermèrent sur quelques autres serpents, mes compagnons de chute de naguère, que jamais plus je ne revis …
Je filais à moitié étourdi dans les profondeurs salvatrices, sans prêter garde aux rafales qui me pressaient vers le centre du gouffre. La rumeur voulait que ce fut un endroit périlleux, les vents y étaient contraires et même un serpent aguerri par des cycles de chute pouvait s’y retrouver coincer jusqu’à ce qu’il y crève de faim ou de mélancolie, ou il pouvait aussi se voire soudainement projeter contre une des saillies des falaises, sans autre forme de procès.
Je n’avais jusqu’alors jamais osé m’aventurer vers ces zones angoissantes, fantasmes de nos craintes, et c’est ainsi bien malgré moi que je m’en trouvais prisonnier. Pourtant, c’est au milieu de ces souffles infernaux que je devais y faire une rencontre qui bouleversa à jamais ma conception de la descente et mon assurance à voguer à travers l’aven de ma vie.
A ma grande surprise, plus je m’approchais du centre, plus les souffles s’apaisaient et plus il me semblait atteindre un état surprenant de gravité statique. Ainsi, tandis que je me complaisais dans cet immobilisme proche de l’apesanteur, j’aperçus la silhouette pâle d’un python albinos qui s’élevait non loin de moi. Parfaitement lecteur rampant, tu as bien lu ! Qui s’élevait ! Et avec majesté encore ! Je hâtais ma chute vers sa céleste élévation. Il me siffla et nous nous immobilisâmes l’un en face de l’autre avec fascination et suspicion.
-Holà monsieur mon semblable (il avait à quelques anneaux près, la même corpulence que moi), lui fis-je, se pourrait-il que je puisse en croire mes yeux ; se pourrait-il que vous connaissiez l’art du vol ??
-Hélas non, confrère pituophis, Je ne fais que tomber dans l’autre sens et me laisser porter par des flux inverses à ceux que vous suivez !
-Ah quelle déception ! Mais dites-moi encore, si vous montez, alors que je descend, auriez-vous l’obligeance de me révéler quelles sont les hauteurs desquelles vous tombez et vers lesquelles j’ascensionne follement ?
-Mais très certainement, car en vérité, c’est bien vers une impasse que vous vous dirigez !
Et alors il me conta qu’il venait d’un pays de ténèbres où un Grand Serpent blanc régnait sans partages en un tyrannique assemblement d’ophidiens tous plus tristes et égotistes les uns que les autres. On y mangeait guère à sa fin et il n‘y avait aucun espoir d’ascension sinueuse si ce n’était de tenter sa chance en se jetant dans le précipice et en se jouant des reflux contraires qui y faisaient obstacle. Quand je lui contais de mon côté les illusions que projetaient le l’intestin salvateur du Grand Noir, et l’anéantissement de toute personnalité cynique, il en parût fort déconfit et nous conclûmes qu’il était plus sage de cesser de s’enfoncer d’un côté comme de l’autre puisque nul espoir ne résidait de quelque bord qu’on se trouvât. Nous nous prîmes alors soudain d’une passion instinctive l’un pour l’autre et nous décidâmes, tout en sifflant, d’aller nous poser sur une branche adjacente. Je dus pour cela, revenir un peu sur mon glissement (désorientation assurée !), et emprunter les courants qui redescendaient vers les hauteurs de ma jeunesse. Peu importait, j’étais si heureux d’avoir enfin trouver un comparse si semblable et dont les sifflements pensifs s’accordaient si merveilleusement aux miens que j’étais prêt à tous les sacrifices. Nous restâmes ainsi quelques temps bénis sur cette branche de cerisier qui s’élevait dans l’abîme.
Contrairement à ce que le vieux serpent m’avait assuré, la branche fut un espace enchanté pour moi, je me plaisais à en contempler les ramifications infinies qui se perpétraient jusqu’aux pointes invisibles de ces bourgeons, je me plaisais à m’enrouler avec mon compagnon autour de ces nœuds secs et rugueux comme le vieux serpent que j’aurais pu devenir. Hélas ! J’étais tellement absorbé par mon mysticisme extasié que je ne prêtais pas attention aux désillusions grandissantes de mon compagnon. J’ai compris bien plus tard qu’il devait se sentir oppressé, entouré de toutes ces branches hérissées, qui s’agitaient doucement au gré des bourrasques éoliennes, et qui bruissaient à l’unisson comme des spectres griffus. Pourtant, la proximité des feuilles ressuscita en nous le désir de voler et nous avions mis en place une stratégie sophistiquée qui consistait à utiliser un complexe de fleurs et de feuilles de cerisiers. Les boutons de notre branche étaient presque en fleur, aussi en cassais-je un rameau encore souple et vert et m’apprêtais-je à tester sa résistance à l’air en me lançant à nouveau dans le vide, là où les courants ascendants étaient les plus forts. Mon ami, lui, voulait essayer notre technique arboricole avec un groupe d’élite ascensionnelle qui s’en retournait péniblement vers le Grand Noir. Il avait chuter seul pendant tous ses cycles et il voulait désormais tomber, glisser, planer en groupe. J’étais déçu. Moi qui n’avait besoin que de sa seule compagnie, pourquoi désirait-il tellement s’assimiler à un cercle d’ophidien ? Les cercles tournoient et se ressemblent, leurs persiflages ressassent les mêmes affectations, le même pharisaïsme, de sociétés serpentueuses en sociétés vermoulues. J’ai bien essayé de lui siffler raison à plusieurs reprises, de lui faire percevoir qu’il se verrait forcé de muer indéfiniment pour plaire aux passion capricieuses des cénacles, qu’il en serait aliéné au point de s’oublier.
Mais ai-je moi-même jamais connu ce python blanc si semblable ?
Tu souris rampant à deux-pattes ? Forcément, tu n’y comprend rien ! Nous autres sauriens avons un procédé de communication par stridulations si avancé, que nous pouvons exprimer des centaines de concepts, qui nous traversent l’encéphale, en quelques modulations appropriées. Hélas ! Je siffle moins bien que je ne pense, comme c’est rarement le cas chez ceux de ma race. Et à souffler vrai à quoi diable me servent ces pensées que je ne saurais moduler, ni même feuler ?
Quoi qu’il en soit, j’ai sauté dans l’abîme avec ma branche quasi fleurie pendant qu’il rejoignait sa formation. Nous avions décidé d’expérimenter les résistances comparées des fleurs et des feuilles de cerisier. J’avais choisi les fleurs en raison de leurs formes en cloche, qui devait offrir plus d’imperméabilité à l’air. Nous nous donnâmes rendez-vous d’ici un cycle et nous partîmes chacun de notre côté...
Hélas, comme la branche de cerisier me manquait alors… Je me sentais inexplicablement si vide et seul sans mon excellent ami. Comme j’aurais aimé resté sur cette branche de cerisier jusqu’au trépas… à observer les serpents tomber, monter se faire absorber ou expulser… à m’extasier pour les étoiles de la roche qui en gloussent secrètement… Et parfois je serais aller voleter à travers les brises tortueuses du centre pour revenir, toujours, à ma branche de cerisier. Mais le destin ne satisfait pas plus les vieux rêves de serpents, qu’il ne se soumet à vos caprices, humains !
Alors, je m’efforçais de voler avec ma ramure fleurie , qui me poussait entre la gueule comme des cornes ailées. Ma foi, j’y obtins quelques succès concluants, tandis que je considérais mon complice réaliser des prouesses avec ses feuilles, tout au dessus de moi. Je lui lançais parfois des sifflements d’admiration mais il y répondait avec de plus en plus de distance et d’indisposition .
Et puis les fleurs se fanèrent. Un à un, les pétales s’effeuillèrent vers les brumes du Grand Noir et vers les succès du python albinos, qui, je le comprenais désormais, ne m’attendrait jamais plus sur cette branche de cerisier. Et les fleurs pleuvaient comme une neige de soupirs brisés, et les pétales s'évanouissaient comme des flocons d’incompréhension zébrant les cieux de leur douce indifférence.
Alors, je succombai à mon marasme et je sancis dans les spirale obscures du précipice qui s’emplissait toujours un peu plus de noirceurs.
4. Une saillie.
Un peu plus bas, je croisais la chute de quelques comparses, qui avaient eux aussi réussis à réchapper jusqu’alors aux assauts du Grand Noir. Lorsqu’ils m’aperçurent et jugèrent de la célérité effrénée avec laquelle j’aspirais aux profondeurs, ils tentèrent de me dissuader d’une telle démence.
« Pituophis, me fit un vieux cobra, modère tes passions ou tu te fracasseras contre quelques parois déplacées. Fi ! Ton ami blanc t’a bien abusé une fois, rien ne prouve qu’il n’aie pas aussi menti en ce qui concerne ces sornettes de Grand Blanc. Garde espoir l’ami et tombe quelques temps avec nous ! »
Alors, ils me tendirent tous quelques glyphes secourables, que je refusai de saisir.
« Non ! persiflai-je. Il est trop tard pour moi ! En vérité, peu importe que cette histoire soit fausse ou non, la seule certitude qui subsiste pour moi, c’est la chute ! »
Aussi m’élançai-je d’autant plus sauvagement à travers les sorgues persistantes . La lumière du dessus faiblissait paisiblement. Elle était devenue aussi blafarde qu’une lune d’hiver et ses lueurs filtraient succinctement les parois du vide. En son centre, le Grand Noir frétillait paresseusement comme un vulgaire bout de ficelle.
Quand la lumière eut disparu, je l’aperçus. Je discernais faiblement sa longue robe vitreuse qui ondulait lymphatiquement, ainsi que son œil sanglant, qui scrutait avidement la venue de ses nouveaux associés. Il me paraissait gigantesque : trois à quatre fois plus long et gras que le Grand Noir. Ceci sifflé, je ne saurais l’affirmer sans ambages, vu que ma notion des distances était biaisée par l’obscurité. Il était en tout cas bien moins alerte que le Noir : si ce-dernier se jetait prestement sur tout serpent qui avait l’inconsidération de se poser un peu trop longtemps sur une paroi, le Blanc, lui, attendait patiemment de se faire engrosser par leur fanatisme. En effet, les chuteurs, qu’ils furent volontaires ou non, étaient plus que satisfaits de se fondre dans ce vaste groupe de squamates indépendants et déchus qui constituaient le Grand Blanc, paradis grégaire des sauriens solitaires et des déchets communautaires !
Pourtant, ses anneaux voluptueux exerçaient sur moi des charmes aussi séduisants que l’haleine fétide du Grand Noir. Aussi, plus je m’approchais de ses muscles fantomatiques, plus une nausée irrépressible venait soulever mon être tout entier d’un frisson de désespoir et de haine. C’est aussi à ce moment que je compris où se trouvait mon salut.
Il ne me restait sans doute pas plus d’un cycle avant de devoir m’écraser mollement sur ses chairs, comme un asticot sur de la crème épaisse. Pourtant, je savais que l’heure venue, je pourrais toujours m’élancer contre une des anfractuosités saillantes du précipice. Ainsi, je pris encore plus de vitesse, bien résolu à en finir, juste avant d’atteindre les tréfonds enneigés par le monstre.
Je n’en n’appréciais que d’avantage les derniers instants qu’il me restait à sombrer, avant de finir, libre et digne… C’est tout ce dont j’ai jamais pu me glorifier.
Les vents sifflent désormais de plus en plus fort et le monde entier, avec ses branches, ses arrêtes, ses pics, ses excroissances, ses niches et ses grottes, n’est plus qu’un vaste amas de spirales empierrées, comme si je tombais au milieu d’une flaque de marbre.
Plus que quelques longueurs, à peine l’équivalent d’une vingtaine de serpents me sépare du fond. Il me semble que son œil vide m’a repéré. Il est temps.
J’ai choisi pour sépulture, un immense épieu situé à l’extrémité de la fosse. Il semblerait qu’aucun serpent n’en n’ai encore essayé le tranchant, puisque sa base est vide de tous cadavres.
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Je m’empalais, du moins, je le crus. J’avais été légèrement dévié de ma trajectoire désespérée et c’était la gueule du Grand Blanc, qui, désireux d’absorber un serpent récalcitrant, s’était fourvoyé, abusé sans doute par ma vitesse, et s’était embroché sur la sarisse inflexible.
Il se liquéfiait. Les vers, qui constituaient son encéphale, retombaient piteusement en une neige crépitant de sifflements furieux. Tout son corps n’était désormais plus qu’un triste amas de squamates enchevêtrés qui s’entre-dévoraient.
Quant à moi, je m’étais bel et bien empalé, mais seulement sur une des césures de l’aspérité principale, de sorte que, bien que je fus transpercé de part en part, l’aiguille était bien trop fine pour me tuer sur le coup, et mon sang s’écoulait goutte à goutte comme retombaient les serpents du Grand Blanc.
Pourtant, dans mon agonie, un cri, un râle, un rugissement, s’éleva en moi. Je ne sais si c’était la souffrance, le désespoir, la fureur, la lassitude ou un peu de tout cela à la fois qui avait éveillé ce grondement étrangement familier… Et quand ma vision troublée se mit à contempler les hauteurs de ma jeunesse, j’y vis des étoiles… Oh… Une pluie d ‘étoiles déchiquetant les cieux trop noirs ! Alors, je sentis ma peau se recroqueviller, je sentis chacune de mes écailles qui creusaient un sillon douloureux dans chacun de mes anneaux, tout en se dirigeant vers mon épicentre. Je sentis mon corps se raidir et se durcir au contact de la lance qui me perçait. Mon sang, qui est naturellement froid, se gela presque totalement et ma peau qui avait fini de se rassembler en mon point de gravité, se dressait sur mon échine en me tiraillant cruellement comme si elle voulait me tracter en arrière, elle s’agitait de plus en plus dans mon dos, et m’entraînait dans des convulsions blessantes, tant et si bien que, à bout de force, elle retombât devant moi comme des ailes déchirées… Des ailes !
Elles battaient éperdument derrière moi pour m’extraire du dard vicieux qui torturait mes entrailles. Ma vision se troublait de plus en plus et je croyais entrapercevoir une forme lumineuse se dresser soudain devant moi… Elle avait une silhouette humanoïde, et des ailes comme moi. Mais les siennes n’étaient pas en lambeaux, et elles semblaient douces comme du satin. Elle avait de longs cheveux d’or dont le chatoiement éblouissant venait masquer les traits de son visage, à l’exception de ses yeux féroces, dont le métal brûlait impitoyablement mon cœur. Elle tenait une épée, dont la pointe me transperçait le ventre. Elle reposait, un pied sur mon dos, et elle me pointait de l’index, d’un geste accusateur en chuchotant stridement :
« Tu ne voleras pas ! »
J’essayais de m’enrouler autour de son pied et de plonger mes crocs dans sa cheville gracile et impérieuse, mais la lumière qui l’entourait se fit encore plus agressive, elle lançait ses radiations rutilantes dans mes pupilles haletantes et elle répétait encore et toujours :
« Tu ne voleras pas, tu ne voleras pas ! »
Alors je m’affaissais de tout mon long sur l’épieu, la saillie, la lance ou l’épée, et, tandis que des paupières fictives s’abaissaient sur ma vision, mes ailes criblées sursautèrent de rage et d’un coup sec, en un craquement effroyable, elles m’arrachèrent de l’emprise du rapace étincelant, qui vociférait de terreur et se dissipait en une nuée d’or.
Je volais enfin, sans raison, sans direction, à travers les cieux, à travers les astres, et parfois mon ombre venait masquer le soleil… comme un dragon de brumes… au cœur de pierre.
_______________________Feuillet arraché_______________________________________
…. Et cet éclat empierré qui a perforé mon unique poumon ne cesse de me lacérer le cœur. Il gratte, démange et écorche lascivement sa membrane au même rythme que ses pulsations.
Il est un rongeur statufié dont les incisives grignotent petit à petit la lymphe qui le nourrit.
Et pendant que je vole, les serpents se succèdent indifféremment sous mes yeux jamais clos.
Je vole et je virevolte, et les fosses, les monts, les vallées et les marais s’amassent comme des océans d’abîme. Je vole… et les branches, les arbres et leurs fleurs ont perdu leur saveur.
Je vole… et la vie se succède à elle-même dans une extase si lénifiante qu’il m’arrive encore parfois de regretter le temps où je sombrais.
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