Le Dogme.
Souviens-toi toujours, avant toute autre chose, que tu appartiens à la Chambre. Souviens-t'en avec fierté, mais n'oublie pas non plus que la Chambre, qui t'a élevé et nourri, peut disposer de toi selon son bon vouloir.
Tu te dois d'être bien instruit dans tous les arts qu'exige ton métier. Tu dois être capable de te défendre quelle que soit l'arme que tu utilises, quand bien même ce ne serait que ton corps. Tu apprendras aussi les arts magiques tatoués sur ta peau, dispensateurs de naissance et de mort. Mais tu apprendras également à chanter, à danser et à méditer comme le font les poètes, car l'homme qui n'est qu'un guerrier n'est pas un homme accompli.
Comme tu respectes ta famille, ton peuple et la Chambre, respecte chaque être que tu rencontres, quelle que soit son apparence, son rang et son maintien. L'homme que tu insultes est peut-être ton frère.
Même si chacun a droit à ton respect, ne méritent de te louer que ceux qui sont éminents dans leur domaine. Ton bras et ta vie appartiennent aux princes, aux rois, aux grands enchanteurs, aux devins, et à tout autre être de rang, de sagesse et de pouvoir supérieur, car n'oublie pas que tu es Servant, et que te louer est un immense privilège.
Ton Gardé n'a pas le droit d'abuser de tes services pour opprimer ceux qui lui sont inférieurs, ni pour faire de toi un esclave ou un objet de Cour. Si toutefois il exprimait de tels désirs, tu as le droit d'appliquer sur lui la colère de la Chambre, ou bien d'en informer la Chambre qui décidera des sanctions.
N'interviens pas dans une querelle à moins d'en connaître les tenants et les aboutissants. N'aide ni n'entrave aucun des adversaires, même si une personne extérieure t'en fait la demande. Si ton Gardé te prie d'intervenir, obéis après qu'il t'ait justifié sa prière. Si celle-ci te semble sacrilège au Dogme de la Chambre, tu dois refuser.
Tu seras au service de ton Gardé pendant une période que tu détermineras toi-même : sept heures, sept jours, sept mois lunaires, sept ans, sept décennies ou sept siècles. Tu ne peux rompre ton engagement qu'au motif que le Gardé est sacrilège au Dogme. Tu as le droit de te soumettre à sept Gardés au plus.
Si plusieurs de tes Gardés se querellent, tu ne peux intervenir contre l'un d'entre eux qu'au motif que celui-ci soit sacrilège au Dogme.
Tu ne prendras pas femme. L'amour, lorsqu'il est exclusif, fausse le jugement.
Tu ne feras pas montre d'orgueil ou de suffisance, et tu n'exposeras pas tes talents au tout-venant. Tu es Gardien et Serviteur par excellence, l'humilité doit être cousue à toi comme ton ombre. En conséquence, tu agiras peu, tu parleras peu. Tu te nourriras frugalement et dormiras juste ce qu'il te faut. Ne fais que ce qui est nécessaire : le reste est affaire de Courtisan.
Tu n'agiras ni ne prendras de décision sans y réfléchir. En cela, ta parole donnée doit être un vrai gage de foi, de loyauté et d'honneur. Etant parjure, tu te couvrirais de honte. En conséquence, médite souvent, à des heures que tu fixeras, exerce-toi aux arts de la musique et de la poésie. Elles ouvriront ton esprit et éclairciront ton jugement.
Ceci est ton Dogme, que chacun pourra connaître s'il t'en fait la demande. Des autres lois de la Chambre, de ses secrets, tu ne devras jamais parler.
C'était Ysgald lui-même, le Chancelier, qui m'avait fait venir. Je le dépassais d'une bonne tête avant de m'agenouiller devant lui, plein de déférence. Il posa avec douceur sa main sur mon front.
- Tu vas nous quitter. "
J'opinai. Un froissement discret de tissu : Boucle-Sanglante, la femme au visage balafré, était venue aussi. Elle me sourit lorsque je me relevai.
- Tu vas me manquer, ma jolie perle. "
Sa voix était rauque, écorchée, et je savais pourquoi. Ce fut sans doute la raison pour laquelle je ne parvins pas à lui sourire.
Ysgald s'approcha de moi, un fourreau de soie entre les mains. Un frisson me parcourut : appréhension, joie, tristesse.
- Tu sais qu'il reste un rituel à accomplir avant que je ne te la donne ", me prévint-il.
- Oui ", parvins-je à souffler.
J'ôtais moi-même le grand manteau blanc, insigne du Dogme, qui me couvrait, puis la chemise de soie fine, et m'agenouillai, le dos nu, offert, tatoué de signes blancs.
La pointe de l'épée s'appuya entre mes omoplates.
- Décris-moi ce que tu ressens ", dit Ysgald.
J'obéis.
- Je ressens un grand vide. Je tourne dans le grand vide et mon sang est comme un magma qui s'éveille. Le magma bouillonne en moi et me parle de rouge. C'est apaisant. La voix de mon sang résonne dans mes mains, dans la terre. Je suis la terre et le feu. "
Je murmurai ma transe d'une voix égale, sans égard à la souffrance, sans me soucier du sang - mon sang - qui coulait sur mes reins, ruisselait sur mes épaules, rampait jusqu'à mes doigts. J'étais capable de dominer la douleur sans pour autant que la transe n'inhibe mes réflexes.
Ysgald me donna l'occasion de le prouver. L'arme cessa d'embrasser mon dos, siffla dans l'air et décrivit un arc de cercle vers ma nuque. Aussitôt, je me laissai tomber de côté, un genou en appui, et lançai ma main à la rencontre du fer aiguisé, ma main où brillait le tatouage de Vie-et-Mort.
Mes doigts se fermèrent sur le fil tranchant. Sensation glaciale. Ma poigne ne fut pas ébranlée par l'élan de la lame, et ma peau ne subit aucun dommage. Je levai les yeux vers Ysgald, qui tenait toujours l'arme par la garde et me souriait.
- Elle t'accepte. Prends-la. Elle est à toi. "
Mon dos pansait déjà de lui-même ses blessures. L'arme du Dogme, lame noire et blanche comme je l'étais moi-même, garde, manche et pommeau teintés de mon sang pour l'éternité, brillait dans ma main. Je la rangeai. Puis, je remis ma chemise et revêtis le manteau sacré.
Ysgald me fit un signe de la main. Boucle-Sanglante souriait de sa bouche tordue, touchante, si belle encore.
Lentement, ma main se posa sur mon coeur, et je m'inclinai.
Ce furent nos uniques adieux.
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