Description
Ca ne me ressemble pas. Etonnante justification de Lionel Jospin, pendant sa campagne présidentielle de 2002. Il venait de mesurer que ses remarques sur le vieillissement de Jacques Chirac allaient lui coûter électoralement cher. Ne pouvant nier les faits, il sollicitait l’indulgence en invoquant une sorte de droit à se mettre provisoirement en vacances de soi-même. « Je ne sais plus comment je m’appelle », entend-on souvent. L’expression à la mode accompagne les stress intenses, les fatigues immenses, les doutes profonds, sans parler des états seconds dus à des excès de substances. Car notre référence centrale sur le monde, c’est bien la conscience que nous avons d’exister, de percevoir, de comprendre, de sentir, de nous faire une opinion sur les autres, sur la situation dans laquelle nous sommes, sur ce qu’il convient de faire maintenant. Que le doute se glisse sur l’un de ces éléments, et le trouble n’est pas loin. Ce que nous sommes, ou pensons être, constitue notre référence de base dans la vie. Mais comment nous définissons-nous à nos propres yeux ?
En voyage, passeport en poche, je suis français. Au pied du berceau, je suis père. Entre les draps, je suis un homme. Au travail, je suis comptable ou commercial. Pendant ce congrès, je suis Peugeot, Danone ou ce que porte ma carte de visite. Ce sont mes rôles successifs, souvent au cours d’une même journée. Ils disent comment on me voit, ce que l’on attend de moi, mais ne sont que quelques-unes de mes mille facettes. A quoi me sert-il d’être français au lit, ou Peugeot pour aider mon enfant à s’endormir ? J’aime la grande musique, je ne me sens pas à l’aise dans les réceptions, nager me procure un grand bien-être, la solitude ne me convient guère. Mes goûts, mes émotions, mes préférences guident en permanence mes choix. Mes désirs m’habitent et m’accompagnent, mais ils ne peuvent suffire à me définir.
Je vote à toutes les élections, il m’arrive de resquiller dans la queue au cinéma, je me sens coupable si j’ai oublié l’anniversaire d’un ami proche, je préfère mentir que de faire de la peine. Mes valeurs tracent souvent mon chemin, y compris de manière contradictoire. J’aurais du mal à les résumer à quelques principes simples. D’autant plus que je ne perçois tel ou tel aspect de moi-même qu’au gré des circonstances. Comme Jospin, il m’arrive d’être surpris par une réaction ou un choix qui ne « ressemble pas » à ce que je crois être, mais qui me révèle un aspect de moi passé jusqu’ici inaperçu. Je connais une partie de moi-même et, au fur et à mesure que je vis, je constate, voire découvre, le reste. Une exploration qui ne sera jamais achevée.
Ce que je suis, c’est à la fois ce que je fais, ce que je sens, ce que je sais et ce que les autres voient en moi.Ce dernier élément peut m’encombrer ou me perturber bien plus que de raison. Ne suis-je pas davantage au clair sur ce que j’aimerais que l’on pense de moi, sur l’image que j’aimerais donner, que sur ce qui se passe réellement en moi ? Si j’ai fait ces études, abordé cette carrière, était-ce par goût profond, ou pour faire plaisir à ma famille, pour répondre aux projets que d’autres formulaient pour moi ? Si je suis entré dans cette relation, était-ce de mon propre élan, ou pour répondre au désir de ma partenaire ? On peut passer des années en interrogations – en thérapie pour certains – avant de pouvoir y apporter une réponse claire. Elles sont pourtant essentielles pour nous définir vraiment. Chacun ne commence-t-il pas sa vie en subissant la programmation de l’éducation qu’il reçoit ainsi que des valeurs de ceux qui entourent son enfance ? Que ce soit pour les accepter ou les rejeter, nous ne partons pas d’un vide, mais d’un trop-plein. Parvenir ensuite à trier ce qui « est vraiment nous » de ce que nous acceptons d’être pour les autres, c’est le travail inlassable et passionnant de toute une vie.
Nous ne sommes pas toujours capables de distinguer ce qui relève de notre appartenance et qui motive l’essentiel de nos actions (ma patrie, ma langue, ma famille, ma religion, mon groupe social, mon métier, mon club), ou de notre identité, qui signe notre singularité face à tous les autres (mon corps, mes aptitudes psychiques, mes talents, mes dégoûts). Pas étonnant, donc, que les autres nous identifient à notre appartenance. Le philosophe académicien Michel Serres rappelle que cette confusion peut mener aux plus grands crimes. La Shoah est née de l’assimilation sommaire de millions d’individus à leur seule appartenance au peuple juif. Tous les préjugés viennent de cette erreur. Qui trouve juste ou agréable de se voir catégoriser par l’autre du seul fait d’être une femme ou originaire du Midi ?
Heureusement, je ne passe pas toutes mes journées à m’interroger sur qui je suis ou ce que je suis. Quand tout se passe à peu près bien, que je glisse d’une activité à l’autre, d’un contact à l’autre sans anicroche, je peux me contenter de la définition de l’humoriste Pierre Dac : « Je suis moi, je viens de chez moi et j’y retourne. » Mais la moindre contrariété, le plus petit malaise nous rappelle à ce qui nous plaît ou non, à ce que nous pouvons supporter, à ce que nous espérons. Bref à notre référence de base : nous-même.Pourquoi avons-nous tous besoin de savoir qui nous sommes ? D’abord, pour exister vraiment, pour « vivre à propos », selon la belle expression de Montaigne, et non pas seulement comme il faut. Plus nous savons qui nous sommes, et plus nous légitimons nos désirs et affirmons notre autonomie. Ce qui donne sa force au : « Je veux », c’est la solidité du « je ». Ceux à qui nous le disons
le sentent bien et réagissent en conséquence.
Se connaître, comme nous l’enjoint Socrate depuis vingt-cinq siècles, c’est prendre la pleine mesure de ce qui rend notre vie unique et lui donne tout son prix. C’est aussi, paradoxalement, notre meilleure voie de connaissance de l’ensemble de l’humanité. Notre vécu intérieur n’est-il pas notre seule expérience irréfutable de la condition humaine ? Mais la pierre de touche de la connaissance de soi, son expérience la plus pleine, est peut-être l’amour. En m’aimant, l’autre me dit de la façon la plus convaincante et de la manière la plus gratifiante que j’existe. Et si je manque d’amour je ne suis plus aussi sûr de mon existence ni de ma valeur. Car il m’est tout à fait impossible de savoir qui je suis vraiment sans référence à ce que je suis pour les autres. Notre nature, notre singularité ne se concrétisent que dans l’acte créatif, qui est destiné aux autres, ou dans l’échange plus ou moins fructueux avec ceux qui nous entourent. Je ne peux pas me contenter de me définir en fonction d’eux, mais je ne peux pas me passer d’eux pour le faire. Ce doit être ce qui rend la fréquentation des humains nécessaire et, malgré, tout vivable.
L’être et le faire
« “Qui suis-je ?” Notez spontanément cinq réponses. » C’est par ce test que Yolande Mayanobe débute son premier cours de psychologie à Paris, à l’Ecole des cadres de la santé et au Centre de formation des professeurs de l’enseignement privé.
« Le “choc” face à la page blanche déstabilise les élèves et fait tomber leurs “défenses”, donnant une authenticité à leurs réponses. » La psychologue a noté plusieurs constantes : « Les hommes se définissent par ce qu’ils font, métier, sport pratiqué, études suivies, projets… Les femmes donnent leur prénom, parlent de leur situation familiale, épouse, mère de X enfants, fille aînée ou cadette… Puis se décrivent par leur caractère : sensible, énergique ; ou leur état : amoureuse, heureuse… Ce que les hommes n’écrivent jamais. La femme reste dans l’être et fait primer ce qui concerne son affectivité. L’homme reste dans le faire : il se sent homme parce qu’il agit. »
L’être et le faire, c’est d’ailleurs le thème du premier cours de Yolande Mayanobe.
(Anne-Laure Gannac)
Le Moi : une illusion ?
Pour les bouddhistes, le "moi" est une illusion, cause de la souffrance inhérente à l’existence. Nous souffrons parce que nous avons l’impression que notre bonheur est lié à la satisfaction – forcément éphémère – des besoins de ce "moi", qui passe par huit préoccupations matérielles essentielles. Nous recherchons le gain, le plaisir, l’approbation et l’honneur, et nous essayons d’éviter la perte, la douleur, la critique et le déshonneur. Or, le "moi" n’a en fait pas d’existence propre ni durable. Nous sommes la somme de ce que nous avons senti, entendu, vu ou lu, un concentré d’innombrables vies antérieures : tout ce qui compose soi-disant le « moi » unique vient en fait de l’extérieur.
Pour trouver la paix intérieure, le bouddhisme nous invite à admettre que nous ne sommes qu’une projection particulière de l’humanité dans son ensemble, un maillon de la grande chaîne humaine