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A propos de esvari

Esvari , 40 ans , Homme
Etait en ligne il y a plusieurs jours

Description

- Eikasia dit Tête-de-Feu -


" T'en veux un ? J'en ai encore assez pour en vendre jusqu'à la fin de la journée, tu sais, alors fais-toi plaisir. Surtout qu'il est rare de croiser quelqu'un de sa propre espèce par ici, tu sais. On meurt trop vite. Oui, je t'apprends rien. Tu as quel âge, toi ? Déjà ? Bravo. Prends-m'en un, je te dis. Ca ralentit les battements du coeur, tu te sentiras bien et la Maladie en prendra un coup. Testé et approuvé.

Je suis l'un des plus vieux. Je te jure. J'en ai vu mourir, des générations. J'ai atteint les trois cents mois avant-hier. Tu me crois pas ? Trois cents. Mais je connais des Lotophagos qui auraient dépassé les cinq cents. Cinq cents mois... Tu imagines ? Alors prends-en un, et n'écoute pas les conneries des Charognards. Ceux-là n'atteindront jamais notre espérance de vie, quoi qu'ils en disent.

Tu veux pas celui-là ? Quoi ? Oh, tu veux voir la gamme complète ? D'accord. Juste le temps d'ôter ma chemise, la carte est sur mon dos. Tout le Jardin, dessiné en prévision. C'est un ami qui m'y a aidé. Il est mort il y a trois mois, en ingérant un Germe malencontreusement mortel. Un catalyseur de Maladie. J'ai pleuré sur sa tombe et j'ai noté la recette.

Choisis, mais coupe pas les gros, évidemment, hein ? Ouais, ceux sur la colonne et ceux sur les épaules. S'ils me font mal ? Bien sûr qu'ils me font mal, mais lequel d'entre nous ne connaît pas cette douleur, eh ? Je te conseille le petit lys blanc. Ou l'anémone pourpre, oui, celle avec les veinules vertes à l'envers des pétales. C'est un bon aphrodisiaque, même si ça vaut pas le Lotus, évidemment. Je crois que je vais en cultiver de nouveaux sur mon mollet droit. Très demandé, le Lotus.

Doucement quand tu sectionnes ! Abîme pas la tige. Il s'agit pas de couper mais de cultiver, tu sais ? Les nôtres voient les Germes comme les stigmates de leur mort prochaine, mais nous, Lotophagos, on a appris à survivre à travers eux. Certes, il y a des risques, comme celui qui a tué mon ami. Mais trois cents mois... Trois cents mois, frangin. Ca vaut le coup, non ? "


- Carnet de Bord du condamné -


Ma vie n'est qu'un vaste échec.

Il faut croire que depuis ma naissance, j'existe sous des augures sinistres. Déjà, mes parents sont morts peu après que j'eus vu le jour ; on a confié mon éducation à un jeune couple qui venait de perdre leur enfant. A peine sorti du ventre de sa mère, le gosse avait succombé à une poussée violente de Maladie. Il a germé dans les bras de ses parents, comme un arbrisseau pressé de rattraper le temps perdu. Ca arrive, parfois. J'imagine que ça a du être terrible, pour eux.

Mais mes parents adoptifs m'ont élevé et aimé comme leur véritable fils. C'est la solidarité Esvarienne qui veut ça. Après tout, je n'étais pas responsable de la mort de leur enfant, et comment aurais-je pu survivre, sans famille pour me protéger ?

Je sais, de plus, qu'une caravane de Catharsis itinérants est passée à Sentier, peu après, j'étais âgé d'environ une semaine. Je suppose que ça leur fut salutaire. C'est là mon premier souvenir : ma mère adoptive, en larmes, effondrée dans les bras d'une jeune femme plus pâle que la mort.

J'ai grandi à Sentier. Sentier est l'un des très rares villages que compte notre peuple, plutôt nomade que sédentaire. J'ai appris à parler, marcher, lire et écrire, peindre, danser, chanter. Composer des poèmes, aussi. Enfin, quand je dis "appris"... Disons que j'ai essayé. Mais je n'étais pas doué, dans aucun de ces domaines. J'essayais, pourtant ! Vraiment, mais ça ne venait pas. Je n'étais pas fait pour ça. Je n'étais pas fait pour laisser une trace durable de mon existence.

Pas comme Nicias, par exemple. Nicias était un peu plus âgé que moi, de trois ou quatre mois, résident de Sentier tout comme moi. Nous nous entendions très bien. Nous sommes, je crois, devenus meilleurs amis dès notre enfance. Même si l'enfance, chez les nôtres, ne dure guère.

Nicias souriait et riait sans arrêt. Quelle bonne nature c'était, que ce gars-là ! Doucement joyeux, mais sans exubérance, avec toute la retenue et la mélancolie tranquille que prône la philosophie Esvarienne. Son talent à lui, c'était la peinture.

Il a commencé très tôt à peindre, à griffonner tout ce qu'il voyait. Mais il ne faut pas croire que Nicias était un simple bon peintre, non ; c'était un génie. Vraiment. Alors que nous avions tous les deux embrassé la voie des Lotophagos, il a été le premier à avoir l'idée d'utiliser les Germes comme pigments pour ses toiles. Il se cultivait dans ce but, avec une maîtrise proprement stupéfiante. Nicias était plus que prometteur en terme de Trace : lui allait pouvoir nourrir le patrimoine Esvarien, construire une oeuvre qui lui survivrait longtemps, lui serait peut-être chanté et honoré lors des cérémonies de Mémoire. Tout Sentier le savait, toute la race le savait.

Si j'étais jaloux ? Que non. La jalousie est un sentiment stérile. Moi aussi, j'ai bien appris et intégré les préceptes Esvariens ; notre vie est infiniment trop courte pour pouvoir être perdue à envier celle de l'autre. J'étais admiratif, et attristé aussi, de ne pouvoir me hisser à sa hauteur. Nicias avait commencé une toile gigantesque, qu'il appelait son Grand Oeuvre, mais avec beaucoup d'humour et de dérision ; j'aimais beaucoup le regarder peindre, suivre ses gestes précis, amples et souples, observer son visage plissé par la concentration, parfois éclairé d'un sourire content. Il appréciait que je sois là car, disait-il, il n'aimait pas le silence pendant son travail. Alors nous parlions. De ceci, d'autre chose, nous discutions énigmes et poésie, parfois, comme la plupart des Esvari.

C'est un jour comme celui-ci, en le regardant peindre, debout devant sa toile puissamment colorée, les cheveux noués dans son dos et les pinceaux à la main, des pigments jusqu'aux poignets, en l'observant dans son corps à corps lent avec la peinture, que pour la première fois j'ai pensé à l'amour. "L'amour, disait Nicias, est souvent ridicule, mais jamais honteux." Je suis persuadé que s'il n'avait pas été aussi bon peintre, aussi génial, il aurait pu faire un Poète tout à fait correct. Nicias était une perle précieuse pour la race. Unique, humble, enthousiaste. Une gemme de joie vivante et de talent.

Et puis, l'appel du monde m'a fait voyager. J'ai quitté Sentier, suivi une tribu de Lotophagos et ai perfectionné mon art parmi eux. Je n'étais pas trop maladroit dans ce domaine là, sans être talentueux : mais je savais me cultiver, j'avais appris par coeur les recettes connues et les propriétés de tous les bourgeons, j'avais tracé les plans de mon Jardin personnel et je l'entretenais soigneusement. Je fumais des drogues puissantes pour combattre la nostalgie, des drogues qui me permettaient de revoir Sentier en rêve, et la silhouette souple de Nicias, et son sourire de peintre.

C'est dans les fumées pourpres de ces drogues que j'ai su. Et mon coeur a vacillé, et mes mains ont tremblé, je me suis assis sur le sol, les yeux secs. Je savais. Nicias avait ingéré, probablement pour essayer une nouvelle substance, un Germe en apparence innocent. Peut-être était-ce pour guider son bras, ou pour abreuver son esprit. Mais le Germe l'avait fait rêver trop loin, et le souffle dans sa poitrine, gagné par la Maladie, s'était tu. Nicias était mort.

J'ai pleuré. J'ai pleuré, pleuré, pleuré comme un perdu. Pleuré parce que Nicias n'avait pas pu achever sa toile. Pleuré parce qu'un génie de la race s'était éteint avant de trouver son accomplissement. Et pleuré aussi parce que j'avais été lâche, lâche de n'avoir pas ouvert les yeux sur la véritable raison de mon attirance pour lui, lâche de l'avoir su mais de n'avoir rien tenté alors que nos existences sont si courtes, si fragiles, lâche de n'avoir pas proposé le Lien au seul être qui le valait, et que personne désormais, personne, ne pourrait jamais combler ce vide dans mon âme.

J'ai erré ensuite, un certain temps. J'ai cultivé mon Jardin et mon chagrin, survécu en vendant mes produits, comme font beaucoup de Lotophagos. Je rêvais de Nicias, chaque nuit. Je songeais à Destin, je l'imaginais ricanant, caustique et cynique : moi vivant, Nicias mort. Pourquoi prendre la vie d'un génie, si pleine d'espoir pour tout le peuple Esvari, et pas la mienne, grise, stérile ?

Et puis, un jour, je ne sais plus quand, dans la fumée de mes drogues, Destin m'a visité. Mais Destin a pris un visage étrange, celui d'un homme sans âge, peut-être jeune, peut-être vieillard, grand et élégant, aux yeux infiniments changeants et au sourire pointu de requin. J'ai frissonné dans ma transe ; sans l'avoir jamais vu, je connaissais ce visage. C'était celui du Receleur, celui du Maître du Marché Pied-de-Poule, celui que l'on nomme parfois Vheld', et que l'on préfère, le plus souvent, ne pas nommer, comme pour bannir son existence.

Dans ma transe, Vheld' souriait de ses dents acérées, mâchonnant un calumet fumant, désinvolte. Et dans ma transe, Vheld' m'a parlé.

" Une vie est une vie. Une vie est un prix comme un autre. Quel meilleur prix pour une vie qu'une autre vie ? "
" Est-ce possible ? " ai-je demandé sans ouvrir les yeux.

Vheld' s'est mis à rire, et son rire me perçait les tympans comme une infinité d'aiguilles.

" Tout est possible au Marché Pied-de-Poule. Pourquoi ne pas essayer ? Qu'est-ce que cela te coûte, après tout ? C'est comme si tu étais déjà mort. "

Je suis sorti de ma transe en criant.

Maintenant, je marche. J'erre à nouveau. Je vais au sud, toujours au sud. Il y a une maxime Esvarienne qui dit "Trouve pour quoi ton existence est faite. Seuls les morts ne sont utiles à personne." Je n'ai pas de talent, je ne suis pas un génie, mon nom ne sera pas chanté dans les Mémoires. Mais je possède le bien qui a été injustement retiré à Nicias. Je suis en vie. Et je vais au Sud, car c'est au Sud que va le Marché Pied-de-Poule. Vheld', ce diable qui me visite parfois dans mes rêves et se gausse, me l'a dit. Je rattraperai le Marché, et je vendrai ma vie contre celle de Nicias. Alors, il pourra finir son Grand Oeuvre, et moi, à défaut d'avoir vécu, à défaut d'avoir pu l'aimer, au moins, je serai mort utilement.

Mais le Marché se déplace vite et sans cesse. Et j'ai beau marcher, jamais je n'aperçois la haute tour montée sur pattes, le bâtiment-monstre et sa traîne colorée de marchands ambulants, suivant le Marché comme les malédictions suivent la Bête. J'ai beau marcher, il me distance toujours.

Décidément, ma vie n'est qu'un vaste échec.

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