Il émergea d'un groupe d'arbres juste devant nous et s'arrêta pour humer l'air.
Jusqu'à cet instant, il ne s'était rien passé par cette morne journée. Nous étions partis avant l'aube et, comme dans un mauvais rêve, nous avions arpenté pendant des heures d'interminables collines entrecoupées de marais gelés. Je fus soudainement totalement réveillé, les sens en alerte, honteux de m'être presque fait prendre par surprise.
L'herbe brune du marais couverte de givre capturait les rayons rouges du soleil levant qui conféraient à cette morne étendue une atmosphère irréelle. Des touffes de roseau s'amassaient sur les rives des étendues d'eau gelées et les arbres noueux tendaient leurs branches dénudées vers le ciel. Un vent glacial nous transperçait, soufflant de l'est, d'au-delà du pic acéré du Tisseur de givre et portant jusque sur les marais la froideur du glacier géant et des nuages tourbillonnants de neige poudreuse. Vers l'est on pouvait voir l'extrémité abrupte du glacier, muraille imprenable qui barrait la vue sur les territoires de nos ennemis. Des nuages gris passèrent au dessus de la falaise de glace, poussés sans relâche par le vent, formant dans le ciel une forteresse céleste derrière le rempart scintillant.
L'éclaireur s'accroupit, surveillant les alentours du regard, son souffle court formant comme de la vapeur dans l'air glacé.
Il n'allait pas tarder à regagner les buissons, pensai-je. De mes mains moites je cherchai mon arc, posé devant moi sur les pierres. Je l'avais à peine agrippé que je sentis la main de Galad sur mon épaule qui me signifiait d'attendre encore. L'archer Utran était plus âgé, plus sage et plus expérimenté que moi et son instinct le trompait rarement. Quelques secondes plus tard, trois nouveaux éclaireurs émergèrent en silence du bosquet. Un geste imprudent de ma part et notre destin à tout les deux aurait été scellé. Me tenant aussi immobile que possible, j'examinai les quatre silhouettes qui semblaient communiquer par signes.
Grands et solides, les orques étaient couverts d'un pelage sombre et terne. Leurs gestes étaient rapides et fluides, ils n'avaient rien de commun avec leur cousins à peau verte, les grargs, que l'on rencontrai chez moi. Les gens de la Maison Utran les appellent simplement orques des montagnes, eux se nomment les Sharok dans leur langue.
Les éclaireurs formèrent un demi-cercle autour d'un bouquet d'arbres. Ils n'avaient heureusement pas remarqué notre présence. Un mouvement sous les arbres annonça l'arrivée d'autres orques, ceux-là ne cherchant pas à être discrets. Comme une meute de loups, ils sortirent du sous-bois un par un avant de s'éparpiller. J'en comptai au moins douze, le corps enduit de peinture et badigeonné de sang animal. Dans leurs poings noueux, ils tenaient des lances et des massues. Ils formèrent un demi-cercle plus petit autour du bouquet d'arbres et s'assirent sur leurs talons, leurs yeux rouges, vifs comme des braises, surveillant les alentours. Ils reniflaient l'air glacé goulûment en quête de l'odeur de proies éventuelles. Je sentis Galad se raidir derrière moi et bientôt, les chefs de cette petite bande sortirent à leur tour du couvert. Le premier était un grand guerrier portant l'armure de fer noire des vétérans. S'arrêtant au milieu de ses hommes, il lança quelques ordres dans la langue gutturale des serviteurs des ténèbres. Comme une meute de chiens, ils obéirent immédiatement, élargissant le cercle pour laisser la place à un nouvel arrivant.
Le chaman paraissait petit à côté du géant en armure mais il se dégageait de sa personne une aura de méchanceté et de mal caractéristique des seuls serviteurs de Zarach. Les autres orques évitaient de le regarder et le vent glacial portait l'odeur de leur peur jusqu'à nous. Ils se tapirent dans l'herbe et même l'orque en armure évita de croiser le regard de cette créature qu'il craignait. Puis le chaman alla extirper quelque chose des buissons. Au début je ne vis qu'une touffe de cheveux blonds, avant de reconnaître qu'il s'agissait d'un humain. C'était Dunhil, un membre du premier groupe, ligoté avec des cordes, un bâillon de cuir épais sur la bouche. Son groupe était parti une heure avant Galad et moi pour reconnaître le nord de la porte des glaces. Visiblement, la chance les avaient abandonnés.
Le chaman jeta des regards suspicieux, examina le groupe d'arbre et, l'endroit semblant lui convenir, il hocha la tête. Il jeta son prisonnier au sol et s'agenouilla auprès de lui. Entamant une litanie faite de grognements, il tira de sa ceinture des piquets de fer qu'il planta dans le sol. Les autres orques articulaient le chant en silence, comme s'il s'agissait d'une prière bien connue d'eux. Soudain le chaman agrippa le pauvre Dunhil et le jeta sur les piquets de fer acérés. Affaibli mais encore conscient, Dunhil parvint à amortir sa chute avec les genoux mais les piquets s'enfoncèrent de deux bons centimètres dans sa chair. À cet instant, je m'apprêtai à charger le groupe d'orques mais une fois encore Galad me retint. L'Utran commença à se retirer, centimètre par centimètre, s'éloignant des orques et de leur captif.
Tandis que le sang de Dunhil se répandait lentement sur le sol, le chaman éleva la voix, son regard illuminé par la puissance et la folie. Je comprenais encore assez mal la langue noire à cette époque mais j'en savais assez pour comprendre qu'il invoquait les esprits du lieu, demandant leur protection et leur soutien pour la bataille à venir en échange de ce sacrifice humain.
Tandis que le rituel se déroulait, l'air se fit plus lourd et un vent froid se leva qui fit danser les branches des arbres et me fit frissonner. Le chaman attrapa l'éclaireur mourant par les cheveux et, lui relevant la tête, il haussa la voix encore une fois. En appelant au dieu du sang, il saisit la griffe de Zarach qui pendait à sa ceinture, une arme rituelle dotée de cinq lames tordues comme les racines d'un arbre. Il brandit la griffe au dessus de sa tête, priant pour la bénédiction du Sanguinaire. Anticipant le sacrifice sanglant qui allait suivre, les autres orques grognaient et sifflaient. Leur haleine fumante s'échappait de leurs bouches haineuses déformées par la rage et la puanteur qu'ils dégageaient parvenait jusqu'à notre cachette. Galad se mit à ramper plus vite, mais moi, j'étais fasciné par ce rituel bizarre.
Un coup de tonnerre éclata qui fit trembler la terre, comme si le dieu du sang Zarach lui-même frissonnait par anticipation. Depuis le glacier, un amoncellement de nuages noirs envahit le ciel, obscurcissant la lumière du jour naissant. Le chaman dégoulinant de bave, affermit sa prise sur son arme et s'apprêtai à conclure le rituel en égorgeant Dunhil.
La peur qui me tétanisait laissa place à un autre sentiment. Aujourd'hui encore je repense avec honte à la folie de mes actes en ce matin maudit. Ignorant la main de Galad qui me prévenait, je me dressai comme dans un rêve et tendis mon arc. Je tirai la corde de mes doigts gourds et en un clin d'oeil, ma flèche alla se ficher dans le front du chaman. Les orques se figèrent sur place, leur litanie interrompue, mais leur stupeur se mua en rage. Dans l'instant, le vétéran en armure fut sur ses pieds, il sauta par dessus ses camarades et se rua sur moi comme un taureau enragé. Terrorisé, je le voyais approcher, sa lame dentelée prête à me fendre le crâne quand une flèche tirée par Galad vint se planter dans sa gorge, juste au dessus de la cuirasse. Il s'écroula et roula à mes pieds, son regard haineux assoiffé de sang braqué sur moi alors qu'il rendait un dernier soupir. Avec un cri à glacer le sang, les autres orques se précipitèrent sur leurs armes.
«Sauve-toi, idiot ! »
La voix de Galad mit fin à la stupeur qui me tenait paralysé et je me mis à courir. Une autre flèche tirée par l'Utran siffla près de moi, je l'entendis se ficher et un gargouillement suivit.
« Cours ! Cours ! Retourne au camp et dis-leurs qu'ils arrivent ! »
Encore un claquement de l'arc et un autre orque s'écroula. Je courus vers l'ouest, trébuchant sur ce terrain difficile, espérant atteindre la sécurité des pentes de la montagne. Les cris des orques se rapprochaient et il en venait de partout. Du nord et du sud, les cris terrifiants d'une armée s'élevèrent au dessus des marais. Ils se dressaient comme une vague, une marée de créatures effrayantes qui, oubliant toute discrétion, se joignaient à leur camarades, excités par l'odeur du sang et de la traque. Grognant et bavant, les orques se lancèrent à ma poursuite. Puis, un de leurs tambours de guerre se mit à battre, plus fort et plus menaçant que le tonnerre roulant dans l'orage. Le grondement qui submergea les marais était irrésistible et me poussait plus avant comme une feuille portée par le vent. Puis les cieux s'ouvrirent et la pluie commença à tomber des nuages qui avaient suivis leur armée depuis l'est. Je luttais contre le vent glacial et la grêle qui ralentissaient ma marche mais qui me cachaient également de la horde de mes poursuivants. Je courais en pleurant, pas seulement à cause de la douleur dans mes membres et du froid mordant, mais aussi pour Galad qui avait sacrifié sa vie pour me sauver.
La pluie diminua d'intensité et les nuages s'éclaircirent au moment où je sentis la roche sous mes pieds et je pus reconnaître les pics montagneux qui m'étaient familiers. Au loin, au pied des falaises, je pouvais voir les bannières du camp Utran. Les gardes m'avaient déjà repéré et avaient signalé ma présence au camp principal. Ce n'est que proche du camp que je ralentis ma course et jetai un regard en arrière. Mon message était inutile. À travers les nuages et le brouillard, les feux et les torches allumés par l'armée qui approchait depuis l'est formaient une ligne incandescente sur l'horizon. Les Sharok avaient franchi la porte des glaces, ils envahissaient nos terres et demain, le dieu du sang donnerait une grande fête. La pulsation puissante des tambours orques roulait comme un tonnerre lointain, un tonnerre annonciateur des périls venus de l'est.
Angar Arandir « Trente jours sur la frontière »
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