Je voudrais vous faire part de deux articles que j’ai lu dans un magazine au combien critiquable « philosophie magazine ». Il accorde un dossier complet, relativement bien fait, au sujet de l’Islam et l&rsquocident, ce qui s’inscrit directement dans les polémiques lancées ici. Je pense que ce dossier pourrait contribuer à la poursuite de vos réflexions…
L’EXCEPTION ISLAMIQUE.
En terre musulmane, le religieux et le politique ont des liens à la fois plus étroits et plus flous qu’en ident. L’islam n’ayant aucune autorité religieuse centralisée, concevoir sa séparation d’avec l’Etat est d’une redoutable difficulté. Les raisons d’un divorce impossible. Par Hamadi Redissi
L’islam contemporain tourne en rond : il ne revendique pas l’unité du religieux et du politique comme dans le modèle chrétien médiéval et refuse en même temps le schéma moderne de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, de la laïcité. Deux thèses s&rsquoposent alors. L’islam est sans Eglise institutionnalisée, hiérarchisée et sans clergé monastique. C’est un fait. Il y a bien un corps de docteurs de la loi – les ulémas -, mais ils n’ont guère le monopole de la grâce. Le croyant accède directement à Dieu. L’Eglise n’existant pas, il n’y a pas de confusion possible entre cette entité et l’Etat, il n’est donc pas nécessaire, selon certains, de les séparer. Pour d’autres, au contraire, on peut officialiser une séparation déjà inscrite dans l’économie de la foi musulmane : il suffirait que l’Etat exprime sa neutralité en matière religieuse. On le voit, le religieux et le politique ont noué des rapports plus compliqués qu’en occident.
Dans l’Islam de l’âge classique (9 ème- 19ème siècle), trois visions des rapports entre le religieux et le politique coexistent. Dans la première, théologique, l’autorité politique a une source religieuse et revient au calife, le successeur du prophète dans « la conservation de la religion et de l’administration des intérêts terrestres ». La deuxième confie l’autorité politique au prince mais, pour prétendre régir le royaume, il se doit de mener une vie conforme aux commandements de la tradition et de l’éthique religieuse. Enfin, la troisième vision est philosophique. Son ambition est de construire, en s’inspirant de La République de Platon, une cité idéale pour le meilleur des hommes, le philosophe qui gouverne selon la norme du juste, marginalisant ainsi la rigueur de la charia.
Au siècle des lumières, tandis qu’en ident la monarchie absolue de droit divin s’éteint, le modèle théologique du califat semble l’emporter en Orient : l’exercice du pouvoir est confié à l’arbitraire d’un seul, tenu en laisse par la charia. Dans Leçon sur l’histoire de la philosophie,Hegel a résumé de façon approximative la situation « En Orient un seul est libre (le despote). » Montesquieu, mieux renseigné, avait, quant à lui, compris que, face au despote, la religion incarne un contre-pouvoir. Le modèle du califat semblerait être la version islamique définitive du théologico-politique, l’identité même de l’Islam.
Contrairement aux idées préconçues, de nombreuses tentatives intellectuelles et politiques ont été faites, depuis le 19ème siècle, pour autonomiser le politique en terre d’Islam. Mais sans succès. Sur le plan des idées, une polémique oppose, en 1905, Farah Anton, un chrétien arabe libanais réfugié au Caire, à Mohamed Adbuh, homme éclairé et mufti (interprète de la loi musulmane) d’Egypte. Le premier, se référant à la loi française de 1905 qui marque la fin du concordat, défend le modèle de la laïcité. L’autre ne voit la nécessité de surajouter une « seconde laïcité » à une religion déjà sans Eglise. Le débat tourne au scandale quand Ali Abderrazak, un jeune théologien ayant séjourné quelque temps en Angleterre, s’attaque dans L’Islam et les fondements du pouvoir (1926) à la mission du prophète et au califat. Bravant les interdits, il affirme que la mission de Mahomet était spirituelle, au même titre que celles de Moïse et de Jésus. Certes, Mahomet a exercé des fonctions politiques, mais celle-ci ne faisaient pas partie de la prophétie. Quant au califat, il n’a aucun fondement scripturaire, l’Ecriture sainte n’en fait pas mention. Rien donc, selon Abderrazak, n’empêche l’islam de se séculariser. Violemment attaqué par la hiérarchie religieuse, le jeune théologien est traduit devant un conseil de discipline et démis de ses fonctions d’enseignant.
Depuis, on a peu avancé. La laïcité demeure un terme sulfureux. La plupart des Constitutions des pays musulmans, tout en garantissant les libertés de base, se réfèrent explicitement à l’islam, qui est religion d’Etat, et la charia est reconnue comme l’une des sources du droit – quand elle n’en est pas la principale. Cela a des conséquences considérables. D’abord, l’Etat est tenu de protéger la religion. Ensuite, le juge est autorisé à se replier sur la charia en cas de silence du droit positif, voire en cas de conflit entre droit positif et la charia. Des problèmes judiciaires pratiques souvent insurmontables en résultent dans le droit de la famille, la liberté de culte et le droit des étrangers non musulmans. Enfin, le fait que la Constitution fasse référence à l’islam pose problème : l’Etat est sans cesse accusé d’en faire trop ou pas assez. Les laï déplorent le statut confessionnel de l’Etat, tandis que les islamistes dénoncent son impiété. Affaibli, l’Etat est en deçà et au-delà de la religion. Le pis est que, si on savait à l’âge classique ce qu’était la charia, elle est devenue aujourd’hui incertaine. Le voile ou le djihad, pour ne citer que des cas médiatisés, en font-ils partie ? En vérité, la charia est à la fois aussi impossible à écarter qu’inapplicable.
Pourquoi le divorce de l’islam et de la politique semble-t-il à ce point impossible ? Les causes structurelles et culturelles sont nombreuses et je voudrais mettre l’accent sur le rapport des musulmans aux valeurs de la modernité. Philosophiquement, l’Islam a rejeté la « souveraineté du sujet » de Descartes ou l’indépendance des individus, au motif de Dieu est aussi souverain. Politiquement, il a refusé d’envisager une rupture révolutionnaire du religieux et du politique sur le modèle français. Socialement, il a refusé la sécularisation des mœurs. L’Islam s’est pensé à part : il est civil par essence, cependant sa civitas est coextensive à la société religieuse fondée sur les trois piliers que sont la croyance, le culte et la moral. Libres, on le veut bien, mais d’adorer Dieu ! De guerre lasse, l’islam a accepté la démocratie, en tant que procédure formelle, délestée de ses valeurs. Formellement disjointes, les autorités religieuse et politique n’ont pas réussi à clarifier leurs rapports mutuels. La crise des valeurs de la modernité occidentale, la globalisation et le climat d’incertitude actuelle ont fini par échauffer les esprits : pour les fondamentalistes, l’islam est la solution. Et s’il était le problème ? Il y aurait là un cas typique de ce que Nietzsche appelle la « transmutation des valeurs » !
L’IMAGE TROUBLE DE L’OCCIDENT
Dépravé, individualiste, impérialiste, sans idéal : l&rsquocident incarne un contre-modèle pour de nombreux musulmans dans le monde. Stigmatisée par les radicaux, son influence culturelle n’en est pas moins palpable dans les sociétés islamiques. Un brûlant paradoxe. Par Farhad Khosrokhavar.
Le radicalisme islamique n’est plus un phénomène moyen-oriental ou reservé aux seules sociétés musulmanes. En Europe, au Canada, en Australie et même aux Etats-Unis, quelques minorités constituées de borna gain Muslims ou de convertis se radicalisent. Si les attentats du 11 septembre étaient le fait de musulmans arabes (Arabie saoudite et Egypte), les groupes qui se réclament du djihad sont à présent des homegrown, des citoyens français, espagnols ou britanniques nés et éduqués dans ces différents pays, comme dans le cas des attentats déjoués en Angleterre et en Allemagne cet été, ou résidents de longue date.
L’affrontement contemporain tient, pour sa part, à l’importance des symboles, dans l’environnement où les médias jouent un rôle fondamental. Al-Qaida en est l’illustration : c’est bien plus une référence symbolique qu’une réalité organisationnelle. Son rôle effectif est marginal, le nom opérant comme un symbole imaginaire, à l’instar du prolétariat des mouvements gauchistes des années 1970 en Europe. Dans ce monde où les constructions imaginaires revêtent une importance de plus en plus grande, la figure de l&rsquocident mérites une attention particulière.
L’image que s’en font les représentants de la petite minorité radicalisée à l’intérieur de l’espace occidental et celle des radicaux en terre d’Islam présentent de nombreuses similitudes. D’abord, l&rsquocident est perçu comme une puissance dominante, voire répressive, un Goliath dont la supériorité militaire et la force brute ne peuvent être égalées que par David capable de transformer sa vie en martyre pour la cause supérieure d’un Islam en danger. Ensuite, l&rsquocident est le théâtre d’une corruption des mœurs, en particulier l’homosexualité, qui rappelle Sodome et Gomorrhe. Par la voie des industries culturelles et des chaînes de télévision, cet ident contaminerait les musulmans. Cette double image de l&rsquocident, comme puissance impériale et comme identité diabolique, renvoie d’un côté à une idéologie d’extrême gauche et de l’autre à des idées d’extrême droite. Dans le premier cas, l’impérialisme occidental devenu une puissance de Taghut est la retranscription en termes islamiques de la vision « gauchistes » traditionnelle. Dans le second, l’égalité entre l’homme et la demme, la disparition de la famille patriarcale traduisent l’effondrement des valeurs « morales » régissant la sexualité et les relations du genre. ( taghut : ce terme désigne les diables, les idoles et fausses divinités condamnés par l’islam, ceux qui ne reconnaissent pas la transcendance de l’uniicité divine ni la mission prophétique de Mahomet sont dans le Taghut).
Aux yeux des musulmans européens, leur situation reproduit l’humiliation de leurs « frères » des territoires palestiniens. Israël réprime les Palestiniens de la même façon que la police réprime les « Arabes », entend-on dans les banlieues et en prison en France. Notons qu’un peu partout en Europe les jeunes hommes musulmans sont de plus en plus nombreux à se trouver exclus ou déviants, et leur proportion en prison est beaucoup plus élévée. Pour ces jeunes, l&rsquocident dominateur et pervers n’est pas seulement une abstraction, il renvoie à l’expérience quotidienne de l’exclusion sociale et économique. Ces citoyens de second ordre que l’on rejette autant pour leur absence de qualification que pour leur origines s’identifient de plus en plus à l’Islam parce qu’il n’ont plus une conscience claire de ce que signifie être « algérien » ou « marocain ». Etre musulman revient alors à n’être ni « français » ni « nord-africain » et permet de se construire une identité substitutive qui remplace les deux autres, la première parce qu’inaccessible, la seconde parce que lointaine et extérieure. L’accès à l’Islam revêt un sens lié à « la religion des déshérités, des opprimés », mais aussi au rejet d’un monde où la domination s’appuie sur l’absence de « moralité ». C’est en ce sens qu’il faut comprendre le néo-puritanisme des jeunes qui embrasse l’islam.
En terre d’Islam, la situation est différente, mais le constat identique. Il y a le traumatisme de la création d’Israël mais aussi, depuis la disparition de l’Union soviétique, la perte d’un soutient colossal qui donnait un sentiment de sécurité à nombre de pays arabes et de musulmans. Il empêchait que la rancoeur contre l’Etat juif se transforme en ressentiment contre tout l&rsquocident. Depuis la chute du mur de Berlin, la rancœur contre Israël et le rejet de la domination américaine font percevoir l&rsquocident comme une altérité absolue par rapport à l’islam. L&rsquocident semble menacer directement l’Islam comme oumma ( mot forgé à partir de oum « source » « matrice » Au temps du prophète, l’oumma était la « mère » des tribus qui se partageaient l’Arabie. Elle est devenue la communauté des croyants) : les nouvelles classes moyennes introduisent des mœurs occidentales, les femmes apparaissent dans l’espace public, les repères traditionnels se perdent et les élites politiques plus ou moins détachées de la société (en Egypte, au Pakistan, en Afghanistan ou encore en Arabie saoudite) semble se soumettre à l’Amérique haïe. Mais cette communauté de croyants qu’on oppose au modèle occidental est elle-même imaginaire. Loin d’avoir existé historiquement, elle représente une « néo-oumma ».
Le djihad que les islamistes brandissent contre l&rsquocident trouve ses fondements dans cette vision. Or l&rsquocident maléfique, qui est rejeté, imprègne culturellement les orientations des sociétés musulmanes à travers l’individualisme, le consumérisme et l’hédonisme sous des formes « anti-islamiques ». Cette présence rend de plus en plus incertaine l’identité religieuse du nouvel Homo islamicus. L’hédonisme, un trait qu’au Moyen Age les identaux reprochaient aux musulmans « lascifs » et « lubriques », se tourne contre les identaux, ces nouveaux « pervers ». De même, auparavant, les musulmans dominaient les chrétiens en terre d’Islam et, mis à part en Espagne avant la Reconquista, il n’y avait pas de minorité musulmane importante en terre chrétienne. Les chrétiens avaient à s’adapter aux musulmans, à l&rsquoposé de la situation actuelle.
Pour les représentant de l’islam traditionnel, l’ennemi chrétien gardait un caractère humain, ne serait-ce que par son appartenance aux « gens du Livre ». Trait apparement ancien, l’animosité à l’encontre de l&rsquocident est, dans l’islamisme contemporain, lié à la crise du monde musulman et à la domination d’un ident désormais en rupture avec son propre passé et dépourvu de message universel. Aux Etats-Unis comme en Europe prévalent l’absence d’utopie, l’enrichissement et la consommation comme valeurs dominantes, à côté de l’humanitaire comme substitut de l’humanisme. Ils sont nombreux ceux qui, hors d&rsquocident ou en son sein, jugent hypocrite la condamnation officielle de la violence par les puissances occidentales. L’absence de cohérence et d’homogénéité en ident rend malaisé, voire impossible, un nouveau discours humaniste opposé à l’islamisme radical qui, à défaut de projet positif de société et de monde, possède la redoutable force dénoncer la « duplicité » occidentale et sa « dépravation » absolue.