******************* La Voix du Premier *****************************
Comme un ange.
Rouges les ailes. Sang sur les cheveux. Rouges, écarlates, carmins et vermeils ; ses mèches comme des rigoles masquant sa face, voile salutaire.
La main, fine et forte, serrant le col. Satin noir. Noir, noir l'habit, le satin du deuil, le jais du désespoir.
Oeil impavide. Oeil d'ambre, d'orage, d'encre bleutée. Informelle couleur. Pâleur du visage. Statue, l'albâtre lisse. Le marbre, veiné de rose clair comme des couleuvres sous la peau, des couleuvres assoupies.
Beauté. Aigue comme un couteau. Comme l'hiver : tranchant, mordant, pur comme le diamant et aussi dur. Dur, dur, dur. Si dur que les larmes se brisent sur lui. Immuable. Un ange, oui.
Les plumes qui tombent, feuilles mortes lourdes. Le froissement du pas. Le satin mordant la poussière. Pieds nus. Avance. Les cheveux devant la face, devant l'insoutenable. Et la voix.
Et la voix. Le tonnerre rampant et froid de la tempête. Beauté de serpent, beauté de feuille ou de rivière. Inhumaine.
Une fois, la gorge a crié. Une fois. Cette fois. Premier son dans le Vide ; le Vide fané. Vagissement. Lumière. Il était là. L'ange. L'immortel. Le Sanglant.
Il était là.
***********************Fallen/Bébi-Menethyr-Segyr***********************
Au début de tout, naquit un enfant. Il naquit dans un bain de lumière et dans un bain d'ombre. Lorsqu'il ouvrit les yeux, il vit le monde pour la première fois.
Lorsque le premier enfant venu au monde ouvrit les yeux, il engendra Fallen, le Premier d'Entre Tous, Celui qui est le Doute. L'enfant rejeta Fallen loin de lui, et on dit que c'est depuis ce temps que Doute a le visage voilé, en signe de honte.
L'enfant leva les yeux sur le monde, et engendra par la suite Menethyr, Le Second, Celui qui est la Peur, et Segyr, le Troisième, Celui qui est la Joie. Mais on ne sait pas lequel des deux naquit le premier.
Certains pensent aussi que Fallen donna naissance lui-même à Menethyr et Segyr. De sa main gauche sortit la Peur, de la droite, la Joie. Lorsque Menethyr et Segyr se lancèrent dans le monde, ils engendrèrent chacun un enfant. Plaisir fut l'enfant de Joie. Haine fut l'enfant de Peur.
Enfants de Fallen, ils étaient trois : l'Ennui, l'Oubli, la Folie. Fallen dénoua leur laisse et les envoya danser sur le monde.
C'est de cette manière que l'on raconte les Prémices. Voici que naît l'âge des Miettes.
************************ Emaël ***********************************
La chambre me parut immense lorsque l'Ange en ouvrit la porte. Immense et plutôt confortable. Du marbre carrelait le sol, un marbre froid, blanc-gris. Les murs, parfois entrecoupés de colonnes décoratives, étaient blancs aussi, et ornés de fresques bleues. Il y avait une fenêtre sur la gauche, et sous cette fenêtre, un large lit. Des rideaux de mousseline pâle estompaient la lumière du jour. Dans les rayons de lumière dansait un pollen doré.
Je fis quelques pas à l'intérieur, longeant le mur de droite, tournant ostensiblement le dos à l'Ange. Il s'affairait derrière moi, avec des bruits ténus, rangeant quelque meuble, pensais-je. Depuis qu'il m'accompagnait, je n'avais pas soufflé mot, ni levé les yeux vers lui, pour ne pas qu'il s'aperçoive d'à quel point j'étais terrorisé. Pourtant, la façon dont mes griffes se promenaient sur les parois, les tremblements qui m'agitaient, et toute mon attitude, ne devaient faire aucun doute.
J'avais fini par m'asseoir sur le lit, les yeux rivés au sol. L'Ange s'approcha, me regarda quelques instants. Enfin, il se détourna de moi, marcha vers la porte et sortit, la fermant derrière lui avec délicatesse. Désormais, j'étais seul dans cette prison dorée. Je me laissai tomber en arrière, cueilli par les bras moelleux du lit, et poussai un long gémissement de désespoir.
***
La transaction avait eu lieu la nuit dernière. Mon Seigneur Roddan, un Démon de grande taille aux cheveux roux nattés, conduisait notre troupe à travers les plaines boisées. Nous montions des alezans taillés pour la course, des bêtes fières, magnifiques ; j'entendais souvent nos palefreniers se vanter l'un à l'autre leurs mérites, et les qualifier de "sabots-ailés". Nous escortions une petite caravane emplie de trésors : de l'or, des gemmes, des saphirs, des bijoux taillés dans un onyx vert et incrustés de béryls, des colliers de cornaline, des diadèmes d'argent. L'escorte se composait de sept cavaliers, dont mon Seigneur et moi ; les autres, je ne les connaissais guère, n'étant pas de leur caste. Ils étaient ceints d'une épée marquée du serpent, et leurs heaumes avaient la forme d'une gueule de dragon. Des guerriers. Mon Seigneur leur était semblable, mais une mante pourpre claquait fièrement sur son corps, insigne de son rang. Quant à moi, j'allais tête nue, et ne portais aucune arme.
Je me souviens comme mon Seigneur Roddan me souriait la veille, comme ses doigts s'étaient promenés tendrement dans mes cheveux. Nous venions de faire l'amour. Il me confiait alors le but de notre échappée : un négoce avec nos ennemis séculaires, les Anges. L'enjeu était un droit de passage à travers les Hauts Plateaux, en vue d'ouvrir une route marchande pour traiter avec les mortels, les Humains. Nous faisions aux Anges de riches présents en retour, ainsi qu'une proposition de trêve - laquelle ne pourrait bien entendu n'être que temporaire. Je me souviens de la silhouette nue de Roddan, de sa peau claire, de l'arc sensuel de son corps, de son odeur ; ma chair s'en émeut encore. Je sais que j'ai approuvé sa décision de m'emmener avec lui ; ne l'aurait-il fait, que je me serais tout de même proposé.
- J'ai foi en tes dons diplomatiques, Emaël, m'avait-il dit. Si jamais l'échange tourne mal, j'ai confiance en toi pour rétablir la situation à notre avantage. "
Pouvait-on soupçonner quelque perfidie dans ce visage délicat, dans ces yeux d'un noir brillant, dans ce sourire, alors que nous venions juste de mêler nos deux souffles, nos deux corps ? Moi, du moins, j'en fus incapable.
Notre délégation arriva bien vite en vue d'Aldorath, la Pâle Ville où nos ennemis s'affairent : un petit groupe à pied vint dans notre direction. Ils étaient douze. Un seul portait des ailes : de grandes ailes blanches aux plumes fines comme des rasoirs. Leurs visages, d'une froide paix, quasiment tous semblables, me firent frissonner.
J'avançai ma monture jusqu'à celle de Roddan, arrêté en avant, qui me souffla de descendre. J'obtempérai, glissai de mon cheval et tendis les rênes à l'un des guerriers, puis allai saisir la bride des deux bais vigoureux attelés au chariot. Une simple bâche de peau en dissimulait les trésors. Sur un signe de mon Seigneur, j'avançai ainsi.
- Mon salut, créatures d'Aldorath, dit Roddan dans le parler mortel, s'adressant aux Anges impassibles. Je suis Roddan Althir d'Echuyn. Mes émissaires vous ont sans doute avertis de ma visite, ainsi que du but de celle-ci. Voici mes présents. "
Je fis un pas en avant ; le chariot suivit docilement. Un Ange avança de même, jusqu'à flatter de sa main froide l'encolure des bêtes, qui renâclèrent. Moi-même, d'instinct, je me raidis - l'Honni était si près.
- Si le marché est accepté, tout ceci est à vous. Ces trésors. Comme convenu, celui-là aussi vous appartient. "
Et mon Seigneur me désigna du menton. Je m'arrêtai, pétrifié. L'Ange jeta un regard sous la bâche de peau, approuva en silence, puis se tourna vers moi et me dévisagea. Mais je ne voyais que Roddan, qui me souriait avec tendresse et un peu de pitié. Je n'osais pas y croire.
- Qu'il en soit ainsi ", annonça d'un ton neutre le seul Ange ailé, avant de tourner le dos pour repartir.
L'autre, sans violence, me prit des mains les brides de l'attelage. Déjà, les miens et Roddan - Roddan ! qui venait de me vendre à la mort, en gage de quelque pacte douteux et pour une futile raison mercantile - les miens tournaient bride, puis s'éloignaient au galop, emportant mon cheval comme s'il s'agissait de ma liberté arrachée. Et quand le groupe d'Anges silencieux se mit en marche, emmenant avec eux la caravane chargée d'or, je n'eus d'autre choix que de les suivre.
***
Accompagné par mon futur garde-chiourme, j'avais traversé Aldorath un peu comme dans un songe, trop bouleversé pour vraiment prêter attention à tout ce grouillement hostile autour de moi, tous ces regards dangereusement ternes ; de plus, la lumière, trop violente pour mes yeux d'enfant de la Lune, brouillait ma vision, me faisait tituber. Dans la chambre, rétrospectivement, je me souvenais plus en détail de la cité : ses tonalités froides - blanc et bleu -, son peu de bruit, l'absence de vent et l'angulosité sereine, parfaitement équilibrée, des bâtiments, tout cela me fit suffoquer, conscient d'être un corps étranger et vulnérable dans un monde empli d'ennemis, lesquels pouvaient disposer de ma vie selon leur bon plaisir. Ce fut comme si je prenais brutalement conscience de ma situation. La terreur me noua la gorge. Je commençai par me jeter contre la porte, m'acharnant sur la poignée, frappant de toutes mes forces la paroi muette qui résista à mes assauts. Puis ma panique et ma fureur se tournèrent vers l'unique fenêtre. Malheureusement, le verre épais et plombé se montra d'une résistance telle que ni les objets que je lançai contre lui, ni mes griffes ni mes crocs ne firent plus qu'en rayer la surface polie. Au bord de la folie, je liguai mes dernières forces contre meubles et murs, griffant, crachant comme un chat enfermé dans une cage trop étroite ; pour finalement me recroqueviller dans les draps en lambeaux, pleurant et priant le Serpent de m'ôter la vie le plus rapidement possible. C'est dans cet état que je m'endormis, épuisé ; c'est ainsi que je passai ma première nuit au coeur de la Pâle Ville.
Les Chants d'Emaël, chap.1.
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